Théâtre du Jeu de Paume, 13 juillet
L’ouverture au monde méditerranéen, chère à Bernard Foccroulle, et reprise par Pierre Audi, s’étend pour la seconde création mondiale du festival 2025 au sous-continent indien, à travers la vocalité caractéristique du Karnataka, mâtinée de l’expérience transversale des cultures occidentales des deux autrices, Sivan Eldar la compositrice israélienne, et Ganavya Doraiswamy la chanteuse improvisatrice indienne née à New York mais élevée au Tamil Nadu. Leur œuvre commune a été créée le 6 juillet à la LUMA d’Arles, et reprise au Jeu de Paume.
Les deux créatrices se sont retrouvées autour d’un projet d’opéra de la première basé sur une légende des cycles de réincarnations du Bouddha, selon laquelle une biche de nature divine sauve de la noyade un brigand qui la remercie en l’offrant aux battues d’un Raja pour qui entend parer sa Rani des neuf joyaux de l’animal, jusqu’à ce qu’il comprenne l’enseignement de l’animal sacré et l’installe en son palais pour promouvoir la sagesse et le rejet de la violence. La Biche aux neuf joyaux, racontée en longues psalmodies en pali et séquences instrumentales, croise aussi le récit de la tradition familiale de Ganavya Doraiswamy, dont la grand-mère Seetha (1926-2013), immense légende du chant carnatique, était aussi une guérisseuse exorcisant les traumas par la musique et le chant.
Peter Sellars, qui avait déjà travaillé avec les deux créatrices, paraît évident pour cette œuvre moins New Age que certains de ses derniers spectacles, tant ses racines plongent dans la réalité du monde indien. Participant activement à la genèse de l’œuvre, il s’est montré en tant que metteur en scène d’une discrétion parfaite, en respectant l’essence du concert classique indien. Il a laissé la scène nue, devant de grands panneaux superbement colorés, du vert tendre, du rose paisible au rouge de la violence, signés de la plasticienne éthiopienne Julie Mehretu, dont on avait pu admirer l’univers pictural dans Only the Sound Remains de Kaija Saariaho dans la production du même Sellars à Amsterdam et Paris. Devant, les instrumentistes, assis sur des coussins, encadrent les deux chanteuses, assises : la simplicité même, que James F. Ingalls va réchauffer de luminosité heureuse, au service de la fabrication de l’acte musical ; car, plus que le récit lui-même, c’est lui qui compte, par sa force d’envoûtement.
Les solistes instrumentaux, magnifiques, ont ce sens de la sonorité suspendue qui est la tradition indienne même, et qui va dialoguer avec le chant en d’admirables renvois. Le violon de Nurit Stark apporte les langueurs du crépuscule indien, comme la clarinette de Dana Barak, qui y ajoute sa liquidité irrésistible, tandis qu’une séquence entière du récit, muet, laisse parler le violoncelle poétique de Sonia Wieder-Atherton. Le saxo de Hayden Chisholm importe un ton jazzy intemporel, tandis que Rajna Swaminathan frappant de ses mains le mridangam (le tambour indien) assure les bases rythmiques obsédantes et qu’Augustin Muller y ajoute les tapis soyeux, discrets mais sensibles, de la création électronique. Tous créent des instants de pure magie.
Plus fascinante encore est la rencontre des deux voix, celle de Ganavya Doraiswamy, jeune, chaleureuse, partageuse – qui réussit sans peine à faire reprendre par la salle subjuguée l’hommage quotidien « Matha Jaya Om Lalithambikaiye » (Fais à la déesse le don de rien) – et celle d’Aruna Sairam, étoile actuelle du chant carnatique, mais aussi sacrée reine de la soul à Londres, grand-mère idéale, qui de sa voix profonde et chaude se joue de la répétitivité évolutive des mélismes, et des onomatopées, avec génie et sourire. Le sommet de cette heure et demie de voyage au loin restera l’éblouissante scène de transmission éducative de la cuisine, où ces deux voix se répondent dans une joie infinie, faite d’écoute, de réaction, d’émulation, caractéristique du moindre concert classique en Inde du Sud. Un dépaysement, mais universel.
PIERRE FLINOIS