Grand Théâtre, 28 septembre
Après le miracle narratif du Tannhaüser de Tobias Kratzer pour Bayreuth, celui de Michael Thalheimer à Genève fait l’effet d’une douche écossaise, qui réussit l’exploit de ne pas raconter grand-chose. À la décharge du metteur en scène allemand, son arrivée deux mois avant le début des répétitions pour sauver une production pensée par l’imaginative Tatiana Gürbaca, qui a dû se retirer de l’aventure pour raison de santé.
Un Tannhaüser sans bacchanale : au centre d’une scène entièrement vide, le rôle-titre apparaît dans sa solitude (d’artiste, nous apprendra le programme). Puis font leur entrée, prosaïquement poussés à vue, deux sortes d’accélérateurs de particules, hantés, sous l’égide d’un ange (déchu, nous apprendra le programme), par quelques doubles du héros, dont sa version enfantine (le Pâtre), puis Venus en métaphore d’un cerveau bien brouillé : nous sommes dans la tête du protagoniste (en pleine création nous apprendra le programme). Une création réduite pour l’heure à une interminable séance de badigeonnage érotico-sanglant du marcel de Tannhaüser et à de longs surplaces dans le vortex de cet impressionnant dispositif en mouvement. Le concept, à 180 ° de l’orgie avec hardeur intégré qui avait fait frissonner le tout Genève dans la production d’Olivier Py en 2005, semble déjà tourner en rond.
De la bonne idée des chasseurs animalisés de la Wartburg (Wolfram est un loup), Thalheimer ne fait pas grand-chose. Et ainsi jusqu’au terme d’une soirée où son talent de conteur aura systématiquement fait long feu, alternant moments pesants et humour appuyé (les Edelknaben en techniciennes de surface survitaminées), et, plus frustrant, n’assumant aucun de ses fantasmes : le rapprochement quasi intime de Tannhaüser avec Wolfram à la fin du « récit de Rome » ; le basculement de Wolfram dans le monde de Venus.
Surlignant cruellement cette narration erratique, le choix de la version de Paris, même dans la superbe interprétation de l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Mark Elder, s’avère funeste à plus d’un titre. Bientôt deux siècles après, on peine encore à comprendre comment Wagner, trois semaines avant sa mort, pensait « devoir encore Tannhäuser au monde » alors que son opéra, dans sa version de Dresde de 1845, s’inscrivait parfaitement, entre Der fliegende Holländer et Lohengrin, dans sa logique compositionnelle. Épater les Parisiens de 1861 avec son style Tristan ? Raté ! Transformer Venus en Isolde tout en gardant Élisabeth en Elsa pour mieux montrer le dilemme de Tannhaüser entre modernité et tradition ? Le résultat tient de la greffe contre-nature, semble dire aussi l’interminable Venusberg mental de Thalheimer, qui donne l’impression que le spectacle semble ne jamais devoir commencer.
Autre crime de lèse-Tannhaüser, la version de Paris évacue l’air de Walther. Si le chanteur de l’époque n’était pas à la hauteur, ce n’est pas le cas de Julien Henric, gracieusement timbré jusque dans les ensembles. Les autres amis-faux amis du héros bénéficient du venin bien projeté du Biterolf de Mark Kurmanbayev, de la hargne du Reinmar von Zweter de Raphaël Hardmeyer, de la morgue du Heinrich der Schreiber de Jason Bridges. Filet d’eau pure de ce bestial marigot masculin, le Pâtre de Charlotte Bozzi aligne les superlatifs.
En indéniable forme vocale, le Landgraf de Franz-Josef Selig capte l’attention par son attention au mot. Irradiant tout l’acte III, on intronisera le Wolfram de Stéphane Degout dans le cercle plutôt restreint des titulaires mémorables d’un rôle pour lequel Wagner a composé quelques-unes des plus belles pages de son opéra. Même sommée au ridicule d’une gesticulation uniment vipérine, la Venus de Victoria Karkacheva fait impression. Après un « Dich teure Halle » bien affirmé, l’Elisabeth de Jennifer Davis révèle des moyens colossaux sur le finale du II, climax musical de la représentation.
La distribution serait de haut vol sans le Tannhaüser de Samuel Sakker, dont la voix ne se stabilise vraiment qu’une fois parvenue à un acte III dépouillé à l’os, mais qui aura auparavant produit des voyelles approximatives, et dont le jeu caricatural aura bien mal porté le marcel dont l’a affublé la costumière : l’exemple même du chanteur en souffrance dans une mise en scène qui l’envoie régulièrement au tapis en le faisant s’asperger lui-même d’un plein seau de sang – le « sceau », dit-on, du metteur en scène, déjà apposé sur son Parsifal de 2023. Une espèce de Tannhaüser au bal du diable.
JEAN-LUC CLAIRET