Opéras Sweeney Todd à Strasbourg
Opéras

Sweeney Todd à Strasbourg

12/07/2025
© Klara Beck

Opéra, 22 juin

Sweeney Todd, que son auteur considérait comme une « opérette noire », est en fait un ovni dans le monde codifié de la comédie musicale américaine du XXe siècle : inclassable par son caractère de critique sociale, mais délectable par ses qualités musicales et son art si subtil de distiller l’horreur d’un sujet scabreux, celui d’un barbier londonien qui égorgeait par vengeance sa clientèle que sa voisine transformait en délicieux pâtés à la viande. Sujet qui n’en déchaîne pas moins l’adhésion amusée et même empathique d’un public qu’il subjugue depuis la création new-yorkaise en 1979 et ses nombreuses reprises à travers le monde ; succès conforté par la réalisation d’une version cinématographique gothique (discutable) signée Tim Burton. La France attendit 2011 avec les représentations grand spectacle du Châtelet pour une découverte unanimement saluée (voir O. M. n° 63 p. 40 de juin). Alain Perroux, qui en avait proposé une version française à Genève dès 2008, en offre donc la deuxième production française, en coproduction avec le Komische Oper de Berlin.

À la barre, Barrie Kosky, grand spécialiste de la comédie (ici horrifique), boostée par une théâtralité explosive. Avec lui, l’analyse sociale cède peu à peu le pas à l’amoralité pure et irrésistible, semblant vertigineusement en phase avec notre époque qui tend à perdre ses règles du vivre-ensemble. Côté décors, pas d’excès : de grandes photos en noir et blanc d’un Londres des faubourgs décatis, où grouille une populace contemporaine quasi abstraite.

Au milieu, une simple boîte mobile, boutique et four de Mrs. Lovett, la boulangère, et posé au-dessus, le salon de coiffure de Sweeney Todd, avec son siège de barbier, pour les meurtres en direct. Autour, la maestria de la direction d’acteurs, incisive, la gestion de la foule des chœurs – totalement investis, et excellents –, la fantaisie décapante du jeu des personnages font le reste. On s’amuse, on prend parti pour le couple monstrueux, car les méchants (le Juge, splendide Zachary Altman, noir comme il faut quand il évoque Johanna de façon vorace ; le Bedeau visqueux de Glen Cunningham ; le drolatique Adolfo Pirelli de Paul Curievici, un peu encombré d’aigu) sont pires. On s’émeut pour le gentil Tobias de Cormac Diamond, qui prendra sans doute le relais de la folie meurtrière, on applaudit aux amours de la jolie Johanna (la lumineuse Marie Oppert) et d’Anthony Hope (Noah Harrisson, trop sage).

Et on passe un excellent moment, parce que la musique foisonne de références, du Sellem du Rake’s Progress au Dies irae multitransformé, car Sondheim était infiniment cultivé, et pouvait composer dans le style de Weill, de Bernstein – comme quand Tobias renvoie à Tony célébrant Maria – sans que son style propre, son esprit, son charme, son humanité n’en souffrent de la moindre façon.

Bassem Akiki faisait rire avec On purge bébé  ! de Boesmans, il sait aussi trouver ici toute la complexité d’inspiration de la partition, et aider des chanteurs qui savent se plier à une écriture complexe, difficile à mémoriser – dixit Natalie Dessay. Le mélange de chanteurs d’opéra et de spécialistes du musical n’a rien de scabreux. En tout cas, Scott Hendricks, moins taxé que par les barytons Verdi, trouve dans la hargne et la vengeance du Barbier à faire sonner une voix qu’on a connue autrement défaite, et le bagout et la verve comique de Natalie Dessay font tout le sel d’un personnage déjanté mais renouvelé, et finalement attachant.

Spectacle irrévérencieux mais communicatif, par sa densité, par son grain de folie qui pousse chacun à ses limites. On y a déjà vu plus de densité, plus d’engagement critique certes, particulièrement en première partie, mais la joie finit par tout emporter.

PIERRE FLINOIS

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