Opéras Suor Angelica et Il prigioniero à Rome
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Suor Angelica et Il prigioniero à Rome

08/05/2025
Marie-Nicole Lemieux et Yolanda Auyanet dans Suor Angelica. © Opera di Roma/Fabrizio Sansoni

Teatro dell’Opera, 27 avril

L’espérance est un leurre. C’est autour de cette idée noire que s’articule le dernier volet du « Triptyque recomposé », projet au long cours du Teatro dell’Opera de Rome, qui, sur trois saisons, a mis en miroir chacun des trois actes uniques de Puccini avec une œuvre plus ou moins contemporaine. Après les binômes Il tabarro/Le Château de Barbe-Bleue (2023) et Gianni Schicchi/L’Heure espagnole (2024), voici Suor Angelica confronté à un sommet de l’atonalisme italien : Il prigioniero de Luigi Dallapiccola, composé entre 1944 et 1948, puis créé sur scène au Mai Musical Florentin en 1950. Un rapprochement qui pourrait sembler arbitraire tant les langages musicaux divergent, mais que la mise en scène de Calixto Bieito révèle d’une troublante cohérence. Car au-delà des styles, une même pitié pour des vies broyées par l’idéologie unit ces deux drames : d’un côté, une jeune mère enfermée au couvent pour une faute jugée irréparable ; de l’autre, un prisonnier livré aux geôles de l’Inquisition et aux mirages de la liberté. Un fil rouge de désespoir relie les deux volets.

Dans Suor Angelica, toute transcendance est balayée : une approche purement horizontale, vidant le livret de sa portée religieuse et refusant à l’héroïne toute catharsis mystique. La mort devient pour Angelica l’unique échappatoire, ultime refuge arraché à l’illusion céleste – un acte de révolte sans rédemption, auquel fait écho la nuée des religieuses quittant leurs habits, enroulés un à un en pelotes qu’elles bercent dans leurs bras comme des simulacres d’enfants.

Dans cette relecture nihiliste, c’est la figure de la tante qui gagne en complexité et en relief : non plus simple marâtre inflexible mais croyante fanatique, sincèrement aveuglée par ses principes, dont la rigidité n’exclut ni un élan de tendresse envers Angelica, ni l’attention émue qu’elle porte ensuite aux fleurs du vaste jardin occupant le plateau. C’est ce jardin, unique décor du spectacle, qui incarne la tension sourde du couvent, canalisant les frustrations et les névroses des sœurs, que l’arrivée de la tante, et avec elle l’irruption du monde extérieur, fera éclater au grand jour.

La seconde partie, consacrée à Il prigioniero, gagne en concentration dramatique. Sur une scène encore plus dépouillée, Bieito soigne à l’extrême le jeu d’acteurs, faisant d’une gestuelle tendue, expressive jusqu’au paroxysme, un déclencheur d’émotions à fleur de peau. Pour Mattia Olivieri, dans le rôle-titre, c’est un triomphe. Scéniquement, puisqu’il incarne, jusque dans les plus infimes tensions de son corps sculptural, tout le spectre émotionnel du détenu – de la gratitude à la détresse, de la révolte à la résignation. Et vocalement, grâce à un éclat, une netteté, une souplesse – jusqu’à la poignante douceur du fausset dans ses « Fratello » répétés – qui laissent pantois.

À ses côtés, la Mère d’Ángeles Blancas impose une puissance tellurique, tandis que John Daszak insuffle au Geôlier une douceur perfide, avant sa mue en Grand Inquisiteur implacable. 

Et si le défi de l’œuvre – faire vibrer le public avec les lignes fragmentées et les dissonances sérielles de Dallapiccola – est relevé avec panache, c’est aussi grâce à la direction de Michele Mariotti. Le chef italien parvient à extraire, sous la froideur apparente de la partition, son souffle éminemment lyrique. Loin de la géométrie sèche, tout coule avec fluidité et introspection

Mais c’est chez Puccini que l’orchestre maison est à son meilleur, irradiant la partition de Suor Angelica d’une lumière diaphane, pudique et intimiste, exhalant ce « parfum de rose et d’encens » qui la rend si singulière et attachante, au service d’une distribution exemplaire de cohésion et d’investissement, jusque dans les nombreux seconds rôles et les membres du chœur.

Si Yolanda Auyanet incarne une Angelica intense, habitée par la douleur, rugissante incarnation de l’humiliation et du désespoir, en parfaite adéquation avec l’angle dramaturgique, c’est la tante de Marie-Nicole Lemieux qui laisse une empreinte mémorable – par la présence magnétique, l’intensité expressive, le raffinement de la ligne, la diction souveraine – conférant à ce personnage trop souvent relégué à la caricature une humanité bouleversante.

PAOLO PIRO

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