Théâtre des Champs-Élysées, 10 mars
Pour l’improbable couplage de deux œuvres aussi dissemblables, Olivier Py et Pierre-André Weitz ont élaboré un concept fort, qui les lie aussi étroitement que possible, en présentant le côté pile, puis le côté face, d’un même cadre.
Pour Le Rossignol d’Igor Stravinsky (Opéra de Paris, 1914), proposé en première partie, le noir, et le revers du décor des Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc (Opéra-Comique, 1947), à savoir les coulisses d’un café-théâtre, avec deux niveaux. Acteurs et machinistes évoluent devant les tables de maquillage, avant de monter à l’étage pour passer le rideau qui s’entrouvre sur la salle – avec, au centre, l’astucieuse découpure dans un châssis d’une monumentale tête de mort, plus lisible quand on en verra l’avers. Au milieu du plateau, sous un de ces néons chers à Pierre-André Weitz, dont un machiniste vient périodiquement réparer le dysfonctionnement (signalement, sans doute, de l’agonie du souverain), le lit où repose l’Empereur malade.
Pour Les Mamelles de Tirésias, le rouge intense de la salle du café-théâtre, et ses spectateurs dans les loges ou autour des tables, une bonne partie de l’action se déroulant sur le grand escalier central, typique du spectacle de cabaret, où les acteurs s’engagent au sortir du rideau à paillettes, ouvrant à l’arrière-plan sur des projections lumineuses violemment colorées.
Dans le noir de la première partie de soirée, sur son rythme lent, surgit le monde des figures symboliques, chères à Olivier Py : la Mort, d’abord, présente au chevet de l’Empereur, puis le Rossignol, ange gracile aux ailes rouges. Pas de défilé, pas d’autres éléments de pittoresque, jusqu’à la guérison de l’Empereur, introduisant à la deuxième partie. Composantes suffisantes pour donner du poids à cette courte fable, même si l’on n’atteint jamais à la puissante poésie de l’incomparable production de Robert Lepage, créée à Toronto, en 2009, puis revue à Aix-en-Provence et à Lyon, en 2010.
Côté salle du café-théâtre, Éros succède donc à Thanatos, après que le Prologue des Mamelles de Tirésias a donné une évocation très parlante de la Première Guerre mondiale, contemporaine du texte d’Apollinaire (complété en 1916), avec le foudroiement sur l’escalier de figurants portant des masques à gaz. Les ballons de baudruche des seins de Thérèse décollent, peu après, derrière un drapeau tricolore.
La suite n’est plus qu’un show débridé, avec accent principal sur le déshabillage des corps masculins. On peut ne pas adhérer à cette option qui, si elle correspond peut-être au côté « voyou » de Poulenc, néglige certaines subtilités. La charge est vraiment très appuyée, affichant par exemple, en grand format, en haut de l’escalier, un sexe féminin, puis un phallus éjaculant une mousse surabondante sur la tête du Mari – ce qui, visiblement, plaît à une bonne partie de la salle.
On ne peut, pourtant, que reconnaître le degré d’élaboration du spectacle, comme sa magistrale réalisation, servie par une distribution d’excellence. Saluons, d’abord, la parfaite diction de tous, avec, pour Le Rossignol, le choix de la traduction française de Michel Dimitri Calvocoressi, préférée à raison – c’est celle de la création, en 1914 – au texte russe. Puis, au tout premier rang, l’éblouissante performance de Sabine Devieilhe, Rossignol à la vertigineuse colorature et Thérèse/Tirésias d’un abattage irrésistible, recueillant un triomphe plus que mérité au rideau final.
Jean-Sébastien Bou n’enthousiasme pas moins, d’abord Empereur blafard d’une grande émotion, puis Mari du même tonus que sa partenaire. Cyrille Dubois est plus encore à sa place dans le splendide lyrisme de la « Chanson » du Pêcheur que dans les figures épisodiques des Mamelles de Tirésias, auxquelles il apporte, pourtant, tout le relief possible.
On s’enchante de la puissante projection de Laurent Naouri, des vertus comiques de Rodolphe Briand, du timbre richement coloré de Francesco Salvadori, de la noble présence de Lucile Richardot, et de la parfaite tenue, même si elle est forcément moins marquante, de Chantal Santon Jeffery et Victor Sicard.
L’ensemble vocal Aedes, disposé au balcon pour la première partie, dans les loges du cabaret pour la seconde, ne cesse de séduire, comme l’orchestre Les Siècles, sous la vigoureuse direction de François-Xavier Roth, qui sait donner à la pétulance de Poulenc tout ce qu’on peut en espérer.
Une très belle réussite, qui conclut brillamment, après Dialogues des Carmélites (2013) et La Voix humaine (2021), la « trilogie Poulenc » d’Olivier Py et Pierre-André Weitz, au Théâtre des Champs-Élysées.
FRANÇOIS LEHEL