Tout feu tout flamme, la soprano star fait actuellement la part belle au vérisme. En atteste sa Maddalena di Coigny d’Andrea Chénier au Met (en direct dans les cinémas avec Pathé Live le 13 décembre), et une moitié puccinienne (aux côtés d’une autre verdienne) dans un récital au Théâtre des Champs-Élysées le 7 janvier. Entre rôles constants ou récents (Tosca, Mimì, Madama Butterfly) et futurs débuts plane l’ombre de Norma, sans oublier les expérimentations de son dernier album GEORGE, dont elle fera entendre les sonorités à l’Opéra National de Bordeaux le 5 février.
Qu’est-ce qui vous touche dans le personnage de Maddalena di Coigny (Andrea Chénier) ?
Son rapport à l’amour. La jeune Maddalena baigne dans le luxe, elle croit en la pureté de l’amour. En se mesurant à la vraie vie, elle comprend qu’elle peut s’abandonner, se donner, combattre, croire, se sacrifier pour l’amour. Et puis, la Révolution française me passionne. J’en ai vu, des révolutions, dans mon enfance, en Bulgarie. Des gens se jetaient sous des trains pour des idées, abandonnaient leur famille pour avoir une vie meilleure. La révolution est une nécessité dans les sociétés, pour pouvoir tourner la page. Mes parents aussi ont souffert, y compris dans leur vie de couple, mais ils n’ont jamais abandonné. Aujourd’hui, des couples rompent au bout de cinq ans. Il y a moins ce combat pour réussir sa vie en commun avec les autres. Andrea Chénier parle de toutes les formes de l’amour : au sein d’un couple, pour un pays, pour des croyances. J’aime beaucoup penser que nous sommes aussi dans une époque de totale révolution.

À quelle révolution pensez-vous ?
Il y a déjà les révolutions pour les droits humains partout dans le monde. Ensuite, je sens que notre société atteint un trop plein d’« extériorisation ». On est trop accessible, trop exposé, il y a trop d’informations, notamment avec les réseaux sociaux. Nous allons avoir besoin de nous tourner vers un monde intérieur d’émotions, pas seulement de vanité. Les arts sont une excellente voie pour le faire. L’opéra parle de drames humains, exagérément, pour faire ressortir le poids d’une émotion, comme une vague qui submerge l’être. Dans mon métier, rien n’est factice. Sur scène, je me donne toujours à fond, je n’arrive pas à faire à moitié. Même quand je ne suis a priori pas convaincue d’une vision de mise en scène, je suis la première à vouloir y croire car c’est ainsi que je conçois mon travail. Mais ce n’est pas parce qu’un concept est fort qu’il nous charge d’émotion. Dernièrement, je trouve que l’opéra représente trop notre vie grise et monotone, alors qu’il est fait pour rêver.
Vous vous épanouissez dans votre vie de famille dès que vous n’êtes pas sur scène. Est-ce une autre forme de combat ?
Oui, car le temps avance. Je voudrais être témoin de ce que mes deux enfants vivent, ne pas rater les moments de ma propre vie en incarnant d’autres personnages. Ma voix est un personnage parmi d’autres, que je n’aime pas forcément tous les jours, bien qu’elle reste ma meilleure amie. J’essaie de la dominer, mais c’est toujours elle qui me domine ! Dans ce métier, on est en construction vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d’autant qu’une femme a toujours la force de détruire et d’unir. Mon mari me dit souvent que l’équilibre de notre famille dépend de mon sourire. Je trouve qu’aujourd’hui, le vrai féminisme, c’est de prouver qu’on est une bonne mère et une épouse tendre plutôt que d’avoir un statut professionnel. C’est peut-être facile de dire cela au vu de ma carrière et de la reconnaissance que j’ai de pays qui ne sont même pas le mien. Néanmoins, ma bataille à moi est à la maison, et une femme dans une autre situation penserait peut-être le contraire. Chacune doit trouver ce qui lui convient le mieux. Le plus important est d’être juste dans tout ce qu’on fait, afin de se consacrer le mieux possible aux autres.

Au-delà du vérisme, vous chantez actuellement beaucoup Norma…
C’est pour moi l’un des rôles les plus complets et exigeants du répertoire, car il ne faut pas juste tenir vocalement. Il faut y aller, affronter ses traumatismes. Norma a eu beaucoup de sens dans ma vie car j’ai aussi connu la maternité, la trahison, le devoir d’être toujours au sommet même lorsque ce n’était pas aligné avec mes désirs personnels. En plus, sa relation passionnelle toxique avec Pollione me fascine. J’ai toujours imaginé une sexualité débordante entre ces deux leaders. Ils se comprennent et se désirent énormément, mais leur statut ne leur permet pas d’accomplir leur couple. C’est dur pour un mâle alpha de vivre avec une femme en pantalon ! Je pense d’ailleurs que Pollione veut juste posséder Adalgisa parce que c’est une proie facile, à aimer aussi. Avec les années, j’ai appris à comprendre Norma. Il est inconcevable pour moi d’être tentée de faire du mal à ses enfants, mais elle veut détruire tout ce qui la connecte à l’être qu’elle a le plus aimé, comme Médée, femme détruite qui tue pour son mari avant de tuer ses enfants.

Votre album GEORGE, autour de George Sand, vise-t-il à traduire cette pluralité de femme ?
Si je n’avais pas la vie privée que j’ai aujourd’hui, je serais certainement comme George Sand. C’est la liberté absolue d’être, de vivre et de dire ce qu’on ressent. Et je suis admirative des traces qu’elle a laissées dans la vie culturelle française. Les artistes ont une contribution considérable dans la psyché humaine. Comme George Sand, j’essaie de briser les plafonds de verre. Je voulais lui redonner une voix, inspirée par les salons qu’elle fréquentait. C’est le monde idéal pour un artiste d’être entouré de ses amis. On fait de la musique jusqu’à l’aube, on se saoule, on parle de tout, on refait le monde, on fait peut-être l’amour. Le travail de l’artiste, c’est cette révolte émotionnelle qui résonne, et qu’on a immédiatement besoin de coucher sur le papier ou de chanter. L’art permet d’évacuer et de comprendre nos émotions. Les concerts sont aussi une fête. Je suis toujours la dernière à quitter la scène et la fête ! J’aimerais que cette communication ne se termine jamais, même avec mes toutes dernières forces.
Avec votre société de production SY11, vous avez notamment organisé le concours « Operalia » 2025 en Bulgarie. Souhaitez-vous remettre votre pays au cœur l’échiquier culturel ?
Absolument. Les institutions bulgares de musique classique ont tendance à rester dans leur bulle, à penser que ce qu’elles font par habitude est suffisant. Je pense au contraire qu’il faut s’unir, puis se comparer, et ensuite se mettre en concurrence, dans un sens très positif, pour plus de qualité, et pas forcément de quantité. « Operalia » a été une mission extrêmement difficile car il a d’abord fallu que je convainque beaucoup de gens : le monde politique, qui n’y comprend rien, et les institutions culturelles, qui ont spontanément été réticentes car elles n’étaient pas elles-mêmes à l’origine du projet. Le business et la politique sont étrangers à ma logique d’artiste. Je ne veux prendre la place de personne, mais seulement aider, faire du bien à notre pays et le faire grandir culturellement. Il le mérite, avec tous ses talents. Quand j’ai atteint le maximum de ce qu’on pouvait faire dans un cursus de chant en Bulgarie, j’ai dû aller en Europe occidentale. C’est ici que j’ai découvert, avec la musique baroque, l’eldorado.

Avoir remporté « Operalia » vous a justement fait sortir de cette étiquette baroque que vous aviez au début de votre carrière en Europe occidentale.
Notre industrie aime beaucoup classifier les gens. Même avec un instrument éclectique, on a plutôt tendance à choisir la sécurité. Pour moi, c’est juste impensable. J’adore les défis et j’ai peur de m’ennuyer. La dévotion à ce qu’on fait, c’est bien, mais il ne faut jamais hésiter à faire. C’est si monotone de rester dans une seule couleur ! La curiosité de musique est primordiale. J’ai eu la chance de me développer dans cette « bipolarité » vocale, entre ma couleur sombre, depuis toujours, et des possibilités de légèreté. En début de carrière, on croit avoir le superpouvoir de tout chanter. J’ai accepté Lucia di Lammermoor, Rigoletto et Les Pêcheurs de perles, qui m’étaient accessibles à ce moment-là, mais ce dont j’avais envie, et auquel ma couleur appartenait, c’était le soprano lyrique, et même quelques rôles de lirico spinto – je n’en suis pas non plus aujourd’hui au point de chanter Abigaille dans Nabucco ou le rôle-titre de Turandot ! William Christie savait que mon instrument avait ce potentiel quand il m’a fait rejoindre « Le Jardin des Voix ».
Vous avez fait vos débuts dans La Dame de pique la saison dernière, alors que vous n’avez chanté Tatiana (Eugène Onéguine) qu’une seule fois. Entamez-vous un nouveau cycle ?
Oui, Lisa est un des rôles les plus évidents de ma carrière. Elle est passionnément attirée par un bad boy. Hermann et elle sont des outsiders. Lui est un rebelle rejeté par la société, qui se réfugie dans les addictions. Elle n’a jamais senti appartenir au monde d’où elle vient, elle voudrait se libérer de sa prison dorée. À leur rencontre, elle joue la pudique alors qu’elle est complètement dévorée par ses sentiments et un érotisme puissant. Lisa meurt amoureuse, au contraire de Tatiana, qui reste vivante et n’a pas été au bon endroit au bon moment. Le destin de Tatiana est d’une misère absolue ! J’ai vécu une histoire similaire : j’étais folle amoureuse d’un homme, à qui j’écrivais, et il s’est moqué de mes sentiments, avant de revenir dans ma vie quand il s’est rendu compte qu’il avait perdu quelque chose d’énorme, tout en pensant avoir encore un pouvoir sur moi. Ce sont les vrais drames d’une vie, et je préfère mourir pour l’amour plutôt que de ne pas vivre cet amour.

Vous continuez à tourner avec votre récital Verdi-Puccini, alors que vous chantez moins de Verdi sur scène. Peut-on s’attendre à des prises de rôles ?
Leonora de La forza del destino est déjà prévu dans plusieurs théâtres. J’aimerais retourner à Don Carlo(s), que j’aime beaucoup chanter en français. Et je souhaiterais interpréter Aida, même si sa psychologie ne m’a jamais attirée. La musique d’Il trovatore a beau être extraordinaire, je m’y suis souvent ennuyée car je n’ai jamais compris l’histoire. Au-delà de Verdi, je suis très attirée par le répertoire allemand. Je voudrais commencer par Elisabeth dans Tannhäuser. Mon rêve le plus fou serait de chanter Elisabeth et Venus dans la même soirée ! Je vais aussi interpréter le rôle-titre d’Ariadne auf Naxos, dans quelques années. Je ferai dans quelques mois mes débuts dans Rusalka et La Vestale. J’aimerais accorder à Rusalka une place dans ma vie, et l’interpréter le plus possible – je commence les versions scéniques dès la saison 2027-2028. Le sujet, sur les éléments-clés de la vie d’une femme, est extraordinaire. Je vais chanter de nouveau la Médée de Cherubini, en italien et en français. Ayant connu trois fois la production d’Andrea Breth, j’ai envie de m’essayer à d’autres mises en scène. Je vais aussi continuer Giordano, notamment Andrea Chénier et une nouvelle production de Siberia. Enfin, j’ai vraiment envie d’opéra français, comme la Cléopâtre de Massenet, une musique si sensuelle, baignée de sonorités extraordinaires. Et Plácido Domingo m’a même proposé de faire une zarzuela avec lui !

Parallèlement à tous ces répertoires, pensez-vous revenir au baroque ?
J’ai eu plusieurs projets et j’en ai beaucoup parlé avec les grands théâtres, mais ils sont un peu frileux sur ce répertoire, car ils ont plusieurs milliers de places à vendre, et ce n’est pas forcément adapté à de grandes salles. Aucune maison n’a le droit à l’erreur, surtout depuis le Covid. Et maintenant que je suis productrice, j’en suis encore plus consciente. Je vais toutefois me produire à nouveau dans Giulio Cesare de Haendel, dans deux ans. Le baroque est toujours là dans ma carrière. Et j’adore en faire car il me fait revenir aux sources. Je ne ferais que du baroque si je le pouvais, mais les théâtres ont aussi envie de me voir dans d’autres choses. Je collabore toutefois avec quelques structures, comme Château de Versailles Spectacles, sur des folies qui apportent des couleurs délicieuses à ma carrière, dans les décors inspirants de l’Opéra Royal ou de la Galerie des Glaces.
Vous dites souvent avoir toujours été rebelle. Est-ce encore possible quand on est une star internationale aussi entourée ?
Bien sûr, car le monde de l’opéra reste assez poussiéreux. Tout est très codifié sur ce qu’il faut faire, dire, chanter, et comment se comporter. Je n’aime pas les dogmes et les tabous. Quand j’étais plus jeune, certains chefs s’offusquaient que je les appelle par leur prénom plutôt que « maestro ». J’ai vite compris les jeux de statut dans notre métier. Être rebelle aujourd’hui, c’est déjà tout simplement exister et se maintenir dans une industrie où la concurrence est rude. Beaucoup de jeunes voix arrivent de toutes parts. Participer aux meilleures productions n’est pas suffisant. Il faut aussi surprendre le public, être dans l’air du temps, provoquer des changements dans le secteur, et aussi laisser un héritage aux jeunes. Je veux leur rendre la vie un peu plus facile, les protéger, leur donner des conseils pour que le talent dure. Il ne faut jamais trop rester dans sa zone de confort, mais garder une foi de communauté avec les autres, avoir la force de dire les choses et constamment se remettre en question.

Comment dépoussiéreriez-vous donc l’opéra ?
Un théâtre peut être géré avec beaucoup moins de personnes, et plus de créativité, sans perdre en qualité. Je crois beaucoup aux petites productions, aux théâtres qui fonctionnent comme une famille plutôt qu’aux grosses machines qui font perdre énormément d’argent, de temps et d’énergie. Beaucoup de festivals proposent un programme prestigieux et des solistes incroyables avec une équipe de quelques personnes. On peut aussi créer des décors autrement, notamment avec des projections. On ne peut plus se permettre de dépenser des millions pour une production qui va juste durer une ou deux saisons, c’est criminel. On peut aussi rendre le temps de répétition plus compact et efficace. C’est dommage de devoir être présent quand les chœurs et les figurants sont les seuls à travailler, pour justifier notre cachet. Et je ne parle même pas des droits des chanteurs. Nous sommes traités comme des indépendants, à nos propres risques ; il y a peu ou pas de plateformes pour nous défendre. Il y a encore énormément de chemin à parcourir !
Propos recueillis par THIBAULT VICQ
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