Opéra, 7 octobre
Avant l’Opéra National de Paris, où Satyagraha sera monté en avril 2026, l’Opéra Nice Côte d’Azur a, le premier, offert la création française de l’opéra de Philip Glass. Saluons l’audace d’une maison qui, depuis quelques saisons, fait le choix des raretés, comme Juliette de Martinů et Edgar de Puccini. Satyagraha, créé en 1980, entre Einstein on the Beach et Akhnaten, est le deuxième volet de la trilogie des hommes visionnaires voulue par Philip Glass. Dédié à Gandhi, cet opus quitte le laboratoire et le temple pour s’ancrer dans la chair du politique. Un chant de paix qui résonne, en 2025, comme un antidote au chaos de notre monde.
Satyagraha, littéralement « l’attachement à la vérité », n’enseigne rien : il élève. La résistance se fait douceur, et la paix une conquête intérieure dont on sort, trois heures plus tard, purifié. Le public, très nombreux, se laisse immerger dans une partition sans cuivres ni percussions, progressant par flux et ressacs successifs. Sous la direction de Léo Warynski, l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de l’Opéra de Nice font leur cette matière palpitante d’énergie, si endurante à interpréter. Le chef, longuement ovationné, sculpte la continuité sans jamais rompre la tension tandis que l’œil est, littéralement, subjugué.
Les projections d’Étienne Guiol – calligraphies sanskrites, frises d’épopées, cendres faites neige – ouvrent un espace onirique où le son est image. Dès le premier acte, l’entièreté de la salle à l’italienne devient un mandala géant. La magie du mapping vidéo, réalisé à la perfection, sublime la chorégraphie de Lucinda Childs, complice de Glass depuis longtemps. Les chanteurs processionnent et prient, sans cesser de syllaber le texte chanté en sanskrit. Les costumes blancs de Bruno de Lavenère, irradiés par les lumières de David Debrinay, sont un clin d’œil aux tenues des disciples du Mahatma. Le livret, abondamment nourri de la sagesse pré-bouddhiste de la Bhagavad-Gītā, suit Gandhi dans sa lutte sud-africaine contre la ségrégation. Élaboré par Constance DeJong et Glass lui-même, il retrace le séjour sud-africain de Gandhi, son combat contre la relégation sociale et la naissance du concept de non-violence. Le jeune avocat découvre qu’une révolution peut naître du silence, qu’un peuple peut s’affirmer sans haine. La musique, dès lors, se fait acte moral, et sa répétitivité tisse le lien autant qu’elle nettoie l’âme, grâce à ce pouvoir hypnotique si efficient chez Glass. Dans un monde saturé de bruits et de fracturations, la douce transe de Satyagraha apprend à respirer autrement.
Le ténor malgache Sahy Ratia incarne Gandhi avec une bouleversante lumière intérieure. Son timbre, doux et souple, est d’une paisible intensité. Et quel talent pour exhaler jusqu’au bout du souffle ces notes si longuement tenues ! Dans le rôle de l’ardente Mrs Alexander, épouse d’un chef de police soudain prise de compassion, Julie Robard-Gendre glisse la tendresse. La tranchante Miss Schlesen de Melody Louledjian illumine les ensembles vocaux quand Karen Vourc’h donne à Mrs Naidoo une grâce virile. Angel Odena est un Kallenbach robuste. Jean-Luc Ballestra, en Krishna solaire, et Frédéric Diquero, en Arjuna ardent, ferment ce cercle où divinités et mortels se confondent en une même matrice, sans omettre les choristes, d’une tenue exemplaire. Dans la salle niçoise transformée en temple cosmique, quelque chose de l’ordre du monde a semblé, l’espace de quelques heures, retrouver son axe. Ce n’est pas le moindre des pouvoirs de l’art lyrique.
VINCENT BOREL
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