Opéras Salome sacrificielle à Paris
Opéras

Salome sacrificielle à Paris

27/10/2022
© Opéra National de Paris/Agathe Poupeney

Opéra Bastille, 15 octobre

Pour ses débuts à l’Opéra National de Paris, Lydia Steier n’y est pas allée de main morte. À tel point qu’à quelques jours de la première, la direction de la « Grande Boutique » a jugé utile d’avertir ses spectateurs que « certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite [pouvaient] heurter la sensibilité d’un public non averti ». Certains s’en sont émus, quand d’autres se sont empressés de tourner en dérision une précaution inutile, eu égard au contenu du « drame musical » de Richard Strauss : invariablement depuis 1905, une adolescente un peu dérangée demande la tête d’un prophète sur un plateau d’argent, pour lui donner le baiser qu’il lui a refusé avant d’être décapité…

Évidemment, la metteuse en scène américaine prend le contre-pied du spectacle, tout en suggestion, d’Andrea Breth, présenté en juillet dernier, au Festival d’Aix-en-Provence (voir O. M. n° 185 p. 30 de septembre 2022). Voici donc, au premier niveau du décor de béton sale de Momme Hinrichs, une faune portant l’ambiguïté sexuelle en étendard, dont le vestiaire très années 1990 emprunte ses extravagances à Jean Paul Gaultier, Vivienne Westwood, ou encore feu Thierry Mugler.

De jeunes gens nus enrubannés sont livrés à la concupiscence, puis à la violence de cette société dépravée, avant d’être jetés, généralement démembrés, dans une fosse. Une silhouette massive, longs cheveux noirs et tunique blanche, se tient immobile, le regard fixe, seule à ne pas prendre part à cette horrifique séance de débauche collective.

C’est Salome – corps interdit, à elle-même comme aux autres. Jochanaan, qu’elle entend d’abord, avant de le voir, prisonnier d’une cage, va l’éveiller au désir, que seul le fantasme permet d’assouvir. Pour la première fois, peut-être, après que le prophète l’a maudite, elle se masturbe. Et, en guise de « Danse », la princesse se livre. À son beau-père, bien sûr – qu’un instant elle chevauche, comme le symbole d’une prise de pouvoir ? –, puis à toute la cour, qui se repaît de cette chair jusqu’alors défendue. Faut-il, pour décrire une telle séquence, convoquer le vocabulaire cosmopolite de la pornographie ? Plus qu’un viol collectif, c’est une boucherie, dont elle émerge maculée de sang.

Retournement inattendu : pendant que, dans les airs, s’élève la cage où Salome, dont le double gît, dévasté, au sol, a rejoint Jochanaan – en référence à la fameuse Apparition de Gustave Moreau ? –, le Page, devenu bras armé de cette figure sacrificielle, bombe à retardement, en vérité, accomplit un massacre, révélé in extremis.

Le propos est cohérent, lisible, et l’esthétique, ni choquante, ni originale dans sa façon de pousser le gore à l’extrême jusqu’à une forme de kitsch, pas nécessairement pire que la vision répétée des mutilations et autres sévices perpétrés à qui mieux mieux, dans les séries les plus populaires du moment. Sans rien dire de la réalité du monde, dont il vaudrait certes mieux, selon les gardiens des temples lyriques, qu’elle reste à tout jamais aux portes des maisons d’opéra, ces immuables sanctuaires de la beauté des siècles passés…

La bronca attendue n’a pas manqué de s’abattre sur Lydia Steier et son équipe, quoique assez molle, comparée aux explosions de véhémence de l’ère Mortier, dont les propositions les plus marquantes – et donc exposées à la contestation – avaient, il est vrai, un impact autrement saisissant.

Les huées n’ont pas non plus épargné Simone Young, à laquelle beaucoup ont, bien injustement, reproché un trait épais et une sonorité opaque. Car l’Orchestre de l’Opéra National de Paris nous a paru à son zénith, gorgé de couleurs irisées, grâce à un travail très poussé sur les textures, parfois aux dépens de la tension, mais pas de la continuité.

Conforme aux standards d’une grande maison, la distribution a des hauts et des bas. S’il passe la rampe avec facilité, Tansel Akzeybek ne prête à Narraboth qu’un ténor nasal et sans séduction, tandis que Katharina Magiera révèle, dans le Page, un matériau d’une belle profondeur.

Le Jochanaan d’Iain Paterson ne diffère guère de son Wotan, dans le Ring de l’Opéra National de Paris, capté à huis clos, fin novembre 2020 : maintenu dans le brouillard par une amplification peu flatteuse de la « citerne », l’instrument n’est pas mieux défini une fois sur le plateau, sans que le soin apporté aux mots ne compense le manque d’ampleur et de projection.

Lui aussi égal à lui-même, John Daszak l’est, au contraire, pour le meilleur, Herodes d’une tonitruante clarté, plus décoiffante encore dans une salle aussi vaste. La très fellinienne paire de faux seins nus arborés par Karita Mattila était-elle un clin d’œil à sa première Salome, sur la même scène, en 2003, où elle avait enlevé le bas ? Il n’est pas certain que le peu qu’il lui reste de voix convienne à Herodias, mais son incarnation, assumant les poses les plus caricaturales, est plutôt réjouissante.

Étrennant le rôle-titre, Elza van den Heever joue d’emblée dans une autre dimension. Outre son imposante stature, costume et maquillage la font davantage ressembler à Elektra. Ce que son chant contredit immédiatement : latin, au point qu’y passe le souvenir de Montserrat Caballé, plus que de Birgit Nilsson.

Le contrôle de l’émission, qui lui permet de déployer une superbe palette de nuances, l’épanouissement d’un aigu embrasé, alliés à la concentration de l’interprète, dans une production aussi exigeante physiquement qu’à bien des égards, ingrate pour elle, sont la marque d’une très grande.

MEHDI MAHDAVI


© Opéra National de Paris/Agathe Poupeney

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