Opéras Salome nouvelle à Vienne
Opéras

Salome nouvelle à Vienne

03/03/2023
© Wiener Staatsoper/Michael Pöhn

Staatsoper, 8 février

Après plus de deux cent cinquante représentations, entre le 22 décembre 1972 et le 16 mars 2022, il était probablement temps que la production de Salome, signée par Boleslaw Barlog (1906-1999), quitte le répertoire du Staatsoper de Vienne, dont elle était l’un des piliers. La nouvelle, confiée à Cyril Teste, fera-t-elle assez d’usage pour atteindre ce statut ? Elle peut y prétendre, en vérité. Et du fait de la défection, en cette troisième, de Malin Byström –remplacée, un peu moins précipitamment, semble-t-il, qu’au pied levé par Jennifer Holloway –, elle aura passé, plus tôt que prévu, et non sans succès, l’épreuve du changement d’interprète du rôle-titre.

Si les éléments les plus originaux de la dramaturgie, développés dans le passionnant entretien entre Cyril Teste et Sergio Morabito, publié dans le programme de salle, étaient certainement mieux intégrés, bénéfice des répétitions oblige, chez la soprano suédoise, le spectacle se révèle presque sage dans son apparence, d’une élégance plutôt froide, et sans signature esthétique qui le distinguerait, d’emblée, d’un certain classicisme mis au goût du jour – comme l’étaient, d’ailleurs, les deux précédentes réalisations du metteur en scène français pour le théâtre lyrique, Hamlet et Fidelio, à l’Opéra-Comique.

Dans un palais au milieu du désert, quoique sous haute surveillance militaire, car une guerre assurément fait rage, se joue, autour de la table d’un banquet diplomatique, une tragédie familiale que Cyril Teste, en revenant au texte original d’Oscar Wilde, lie à Hamlet – Herodes ayant fait tuer son frère, puis épousé la femme de ce dernier. Mais c’est, surtout, le motif du regard qu’il explore : en écho au mythe d’Orphée, Salome descend dans la citerne, comme au royaume des morts, à la recherche de son père, qui y fut longtemps gardé prisonnier, en même temps que de son enfance trop tôt perdue, et y trouve Jochanaan.

Le refus du prophète de poser son regard sur elle résonne avec l’insistance concupiscente de celui, incestueux et pédophile, de son beau-père qui, au contraire, ne peut détacher ses yeux de ce corps qui devrait être interdit. C’est ce que montrent, avec une subtilité aussi glaçante qu’elle est sans équivoque, les vidéos, tantôt enregistrées, tantôt filmées en direct, et la figure dédoublée, puis triplée de l’héroïne, enfant, puis adolescente dans la séquence, captivante, de la « Danse des sept voiles » – pendant laquelle la vaporisation d’une fragrance élaborée par le parfumeur Francis Kurkdjian fait figure de gadget inutile.

Plutôt que la tête de Jochanaan, c’est le masque de son visage arraché que le bourreau apporte à la princesse de Judée, et dont elle le revêt, avant de le servir aux convives, image ultime, d’une force décuplée par l’absence d’emphase expressionniste de ce travail en profondeur, si dépourvu d’effets, dans cette œuvre coutumière des pires excès, qu’il paraît parfois trop anonyme, sinon insignifiant, pour tenir constamment en haleine.

Surtout face à un orchestre absolument déchaîné, sous la baguette de son directeur musical, Philippe Jordan, que son obsession de la transparence, poussée jusqu’au maniérisme, quand il occupait le même poste à l’Opéra National de Paris, semble avoir enfin quitté, au contact de la tradition de la maison. C’est bien simple, écouter la partition de Richard Strauss, à un volume décuplé par une fosse placée à une hauteur comme aucune salle moderne ne l’ose dans ce répertoire, donne la sensation, jouissive, de l’entendre pour la première fois. Dans toute sa sauvagerie, au cœur, percussif et jaillissant, de ses couleurs les plus crues et les plus décadentes, portées, à un rythme soutenu, et jusqu’au vertige, à incandescence par cette réunion de solistes uniques au monde.

Au risque d’engloutir, parfois, les chanteurs, pourtant pourvus d’instruments sonores. Les silhouettes, essentiellement fournies par la troupe, sont assez médiocres. En revanche, le Page de Patricia Nolz accroche l’oreille, et Daniel Jenz, plus encore, Narraboth au ténor idéalement svelte et étincelant.

Wolfgang Koch, qui fut un Jochanaan considérable – et ici substitué à Iain Paterson, initialement annoncé –, apparaît mat et usé, même si ses mots font mieux que surnager, dans les béances d’un vibrato incontrôlé. Redoutable est, en revanche, le couple de monstres, formé par Michaela Schuster et Gerhard Siegel. Elle, mezzo âpre mais plein – la voix d’Herodias, en somme, qui est tout sauf un soprano en bout de course –, projette chacune de ses interventions comme un crachat de mépris. Lui chante Herodes de bout en bout, de cet airain à la tenue héroïque, qui claque jusque dans ses accès les plus furieusement névrotiques.

C’est quand Jennifer Holloway se place au centre de l’avant-scène que sa Salome prend, enfin, tout son relief, compensant ce que le timbre a toujours eu d’assez commun, sinon ingrat, par la longueur du souffle et de la tessiture, mais surtout cette frémissante féminité du geste vocal qui, alliée à une allure à la Cate Blanchett, l’impose incontestablement.

MEHDI MAHDAVI


© Wiener Staatsoper/Michael Pöhn

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