Festspielhaus, 10, 11, 13 & 15 août
Tout avait pourtant bien commencé. Deux fœtus croissent in utero durant le Prélude de Das Rheingold, immense projection vidéo augurant d’un Ring placé « sous le signe des Gémeaux ». Soudain, le coude de l’un éborgne l’autre, qui réplique en blessant son jumeau à la hanche. Dès le ventre maternel, Alberich et Wotan sont frères ennemis.
Le paysage s’élargit et offre le panorama d’un monde asséché, vu depuis l’atrium d’une luxueuse villa. Le Rhin ? Une piscine où pataugent des gosses de riches, dont les Filles du Rhin sont les nurses. On verra le rapt par Alberich, Hell’s Angel à grosse barbe, de l’héritier, un garçon hyperactif, en tee-shirt et casquette jaune. Il est « l’or », la précieuse graine du futur familial.
Nous entrons ensuite dans un loft, où des nantis (les dieux) s’ennuient en buvant des cocktails. Une pyramide en boîte, coincée dans la bibliothèque, évoque un probable Walhalla. La situation se dégrade encore à l’arrivée de Loge, en costume bleu pétard, dont la mise en scène fait un avocat homosexuel, forcément hystérique.
Tout aussi caricaturales s’avèrent Fricka et Freia, vêtues en péripatéticiennes de haut vol. Fasolt et Fafner sortent d’un SUV garé non loin… du canapé. Ce sont les architectes de la mezzanine commandée par Wotan, dont le costume jaunasse et la coupe improbable évoquent Donald Trump et Boris Johnson.
Le programme de salle nous ayant promis l’étude d’une famille dysfonctionnelle, façon Netflix, le Nibelheim devient une crèche, où ne résonnent pas les enclumes, mais les marqueurs avec lesquels d’inquiétantes fillettes en rose dessinent des barbares germains. Elles sont les Walkyries en herbe. L’ensemble évoque un opus de John Carpenter, où Mime serait un garde d’enfants, probablement pédophile.
Au final, Freia, atteinte du syndrome de Stockholm, se suicide d’un coup de revolver et Wotan-Trump danse au sommet de la mezzanine, enfin livrée.
Le propos du jeune Autrichien Valentin Schwarz (33 ans) a la fadeur de la mythologie grecque, réécrite par Scarlett St. Clair. À aucun moment, sa direction d’acteurs brouillonne n’a la finesse d’un Kirill Serebrennikov, dont il se revendique. Mais, bon prince, on lui laisse, pour le Prologue de cette nouvelle production, le bénéfice du doute.
En fosse, Cornelius Meister, prévu dans Tristan und Isolde, a dû remplacer au pied levé Pietari Inkinen, terrassé par un (diplomatique ?) Covid. Directeur musical du Staatsoper de Stuttgart, le chef allemand a du mal à maîtriser la fosse si particulière de Bayreuth. Le Prélude est mollasson, la descente au Nibelheim, aboulique, et l’entrée au Walhalla, pesante.
Le Wotan d’Egils Silins est inexistant, le Loge de Daniel Kirch agace par son histrionisme de ténor aigrelet, l’Alberich d’Olafur Sigurdarson campant un « méchant » sans autre relief que sa pogonophilie. Affublée en nurse, l’Erda d’Okka von der Damerau, plus mezzo qu’alto, attire aussi peu l’attention que les dieux affalés sur leur canapé.
Seuls le Mime cinglant d’Arnold Bezuyen, la Fricka opulente de Christa Mayer et la Freia fruitée d’Elisabeth Teige (une Sieglinde en puissance) relèvent le niveau de ce Prologue, accueilli par des huées fortissimo.
Dans un Ring créé par la même équipe, la Première Journée est le test indiquant la réussite ou l’échec de l’ensemble. À la vision d’une Sieglinde déjà enceinte, au lever de rideau de Die Walküre, les murmures emplissent la salle. Il s’avèrera vite que Wotan a violé sa propre fille et l’a engrossée de Siegfried. Valentin Schwarz nous le rappellera, à l’acte II, en montrant Wotan-Trump tentant de l’avorter avec un cintre…
Le personnage de Siegmund étant dès lors inutile, le metteur en scène ne sait quoi faire de ce héros, pas assez dysfonctionnel à son goût. Le pauvre est sauvé par la prestation de Klaus Florian Vogt, ténor élégiaque dans la reprise de Lohengrin, ici un Heldentenor tout de force et de raffinement, affrontant, plus qu’épousant, l’instrument hors norme de Lise Davidsen.
La puissance et la projection de la soprano norvégienne sont des atouts dignes d’une future Brünnhilde, mais le chant, continûment émis fortissimo, manque de nuances et de chair pour Sieglinde. Elle n’a pas rencontré, en Valentin Schwarz, un homme de théâtre capable de sublimer ses dons insolents.
Plus encore que dans Das Rheingold, la direction d’acteurs est confuse. On sourit, par dépit, des entrées ratées, des contresens permanents et des gags inutiles. Est-il vraisemblable que la chute d’un arbre puisse fracasser la véranda de Hunding, en laissant le toit intact ? Pourquoi avoir fait du rocher de Brünnhilde une hideuse pyramide du Louvre, où personne ne pénètrera ? Ce n’était donc pas le Walhalla en boîte qu’avait laissé présumer le Prologue…
Durant le monologue de l’acte II, Wotan anticipe la fin du monde, armé d’un extincteur. Mais il n’y aura ni feu, ni enchantement. L’épée Notung a disparu, remplacée par un revolver, tout comme la lance du dieu milliardaire, métamorphosée en verre de rouge. Quant aux Walkyries, hier gamines dans la nursery de Mime, elles caracolent désormais dans un cabinet de chirurgie esthétique, transformées en blondes engoncées dans des robes flashy, criant de douleur sous leurs pansements !
Heureusement, le chant est à son meilleur. Le volcanique Tomasz Konieczny est un Wotan tout d’airain et d’argent. La Fricka de Christa Mayer ravit toujours par son timbre à l’ample autorité. Si l’on ne partage guère l’enthousiasme du public pour le très effacé Hunding de Georg Zeppenfeld, on salue la performance d’Iréne Theorin en Brünnhilde, à qui il n’est guère facile, attifée comme une hippie chic des années 1970, de se sentir fille de dieu.
À 59 ans, la soprano suédoise continue de darder des aigus époustouflants et émeut à l’acte III, nonobstant de trop audibles faiblesses dans le bas médium. Cornelius Meister, moins atone que la veille, continue de « faire le job », sans dynamisme, ni intensité.
La Deuxième Journée s’avère la plus réussie du cycle. Revoici la maison de Hunding. L’arbre a été débité, la véranda réparée avec du contreplaqué, et la chambre à l’étage abrite les perversions de Mime. Il y coud des poupées morbides et y cache des revues pornographiques, qui serviront à Siegfried pour ses attouchements solitaires. Mime a tout décoré pour l’anniversaire du « héros » et ressasse l’histoire passée, vêtu comme un mage à la Disney.
Valentin Schwarz se souvient soudain qu’on peut difficilement faire l’économie d’une épée, à l’acte I. La voici donc, jaillissant de la canne anglaise que Wotan errant offre à Mime. Alors, Notung épée ou revolver, comme dans Die Walküre ? À cet instant, le public, pourtant docile à toutes les audaces pour peu qu’elles fassent sens, grogne. La voix tonitruante du vaillant Siegfried d’Andreas Schager, qui met en morceaux les poupées et le décor, réussit à intéresser.
À l’acte II, plus de forêt. Nous voici dans le loft de Fafner (honnête Wilhelm Schwinghammer, si tant est qu’on puisse juger de la prestation d’un chanteur allongé, dos au public, dans un lit médicalisé), devenu grabataire friqué. Il est veillé par une infirmière aguicheuse (l’Oiseau un brin acide d’Alexandra Steiner), et un homme en polo couleur or, dont on comprend qu’il s’agit de Hagen, cet héritier jadis enlevé par Alberich.
Débarrassée de la multitude d’incongruités qui polluait ce Ring depuis le début, l’action prend enfin une direction intéressante, à condition d’accepter que Siegfried se fasse dépuceler par l’infirmière, sous les regards blasés de Wotan-Trump et de son frérot Hell’s Angel… L’acte III, hélas, est rattrapé par des défauts désormais récurrents : incohérence du propos et « machins » inexplicables.
Cornelius Meister maîtrise un peu plus les pièges acoustiques de l’abîme mystique, sans proposer mieux qu’une espèce de piano géant accompagnant les chanteurs.
Ceux-ci, comme le public, sont à la peine, car Valentin Schwarz ne semble pas préoccupé par les lois de la perspective propres au Festspielhaus. Depuis le début du cycle, les décors d’Andrea Cozzi sont constitués de modules amovibles, trop souvent disposés latéralement et en fond de scène. Ainsi, ce qui se déroule à jardin n’est jamais visible des spectateurs assis du même côté. Même chose à cour. Un tiers des 1 974 personnes présentes ne voit donc qu’une partie du spectacle. À 200 euros la place, on comprend que l’aigreur monte chaque soir d’un cran !
Par ailleurs, les 5 mètres de vide, à l’avant-scène, obligent à chanter constamment en force. Même un athlète vocal, comme Andreas Schager, achève la représentation avec un instrument râpé jusqu’à la corde. Iréne Theorin a cédé la place à Daniela Köhler. La voix est jeune, percutante, l’aigu rutilant et lancé sans effort. Hélas, la fille de Wotan, tenue prisonnière dans la clinique esthétique de Die Walküre, fait sourire plus qu’elle n’émeut.
Götterdämmerung achève de précipiter le public dans un ennui aussi définitif que son énervement. Siegfried et Brünnhilde ont eu un rejeton, dont le lit d’enfant est occupé par des Nornes cauchemardesques. Plutôt qu’aux adieux exaltés du couple, nous assistons à une violente scène de ménage, en contradiction avec la joie de la musique et des paroles. Gunther (Michael Kupfer-Radecky, baryton tout confort) arbore un tee-shirt siglé « Who’s the fuck is Grane ? », tandis que Gutrune (Elisabeth Teige, toujours superbe) enchaîne les tenues colorées et multiplie les selfies.
Grane, cheval dans le livret, ici garde du corps-amant de Brünnhilde, est torturé, puis décapité. L’héroïne meurt en enserrant sa tête, comme Salome, non sans avoir vainement tenté de soulever un jerricane d’essence au fond de la piscine vide, découverte dans Das Rheingold. Pendant ce temps, les Filles du Rhin, passées de nurses à putains, peinent à sortir de ce capharnaüm en empruntant la bonde !
Au moment des saluts, Iréne Theorin, revenue pour cette Troisième Journée, attire sur elle, par effet de halo, une partie de la colère suscitée par l’équipe artistique. Son rôle est, en effet, devenu grotesque – passer quatre heures à suer en pilou rose ne l’a guère mise en avantage –, la direction de Cornelius Meister anesthésiant toute possibilité d’émotion.
Chaque wagnérien sait, depuis 1876, que le Ring est une histoire violente, incestueuse et amorale. Il n’ignore pas que son créateur, comme sa descendance, sont foncièrement dysfonctionnels. La fausse radicalité de Valentin Schwarz, en revanche, n’a rien de moderne et son Ring menace de rester comme celui du désastre. Cependant, sa vision libertarienne pourrait devenir recevable, à condition que direction d’acteurs et dramaturgie soient profondément retravaillées, en gardant, comme seul étalon créatif, la narration limpide vue durant l’acte II de Siegfried, l‘unique pleinement réussi.
Quant à la distribution, à quelques exceptions près, elle soulève la question de la relève, les rôles principaux étant souvent confiés à des vétérans n’ayant plus les ressources de jadis. Nous avons parlé d’Iréne Theorin. On pourrait ajouter Stephen Gould, épuisé en Siegfried de Götterdämmerung, ou Albert Dohmen, Hagen loin de ses meilleures années. Où sont les chanteurs wagnériens de demain ? N’appartient-il pas à Bayreuth de nous les révéler ?
VINCENT BOREL