Opera House, 6 juin
Après Tristan und Isolde puis Die Meistersinger, le rêve wagnérien de John Christie continue de se réaliser : Glyndebourne accueille son premier Parsifal, une version théâtralement et musicalement si finement adaptée au lieu qu’on n’imaginerait pas la voir ailleurs.
Jetske Mijnssen signe son premier Wagner. Elle n’est sans doute pas la première à inscrire un Parsifal dans des intérieurs bourgeois, mais elle ose assumer jusqu’au bout une démarche entre Tchekhov et Bergman. L’action se déroule à l’époque de la création de l’œuvre, dans une élégante demeure victorienne – splendide décor unique de Ben Baur, mais que des mouvements de tentures viennent sans cesse redessiner – où soutanes, chasubles, redingotes et robes ajustées de laine boutonnées du col jusqu’aux pieds – pour une Kundry à longue chevelure rousse, plus servante que sauvageonne, mais aussi pour les Filles-Fleurs qui en sont les copies – disent le poids étouffant des conventions.
Comme Caïn et Abel – la référence biblique est annoncée d’emblée –, Klingsor et Amfortas sont frères. On apprend que, alors qu’ils étaient adolescents et rivaux pour le cœur de Kundry, l’un a blessé l’autre d’un coup de couteau. Depuis, tout les sépare, même la couleur de peau. Plus désespéré que maléfique, Klingsor essaie de retrouver sa place dans le cercle familial, et surgit même durant la cérémonie du Graal – une simple eucharistie célébrée autour de la table familiale, devant Le Christ en croix de Zurbarán. Il réapparaîtra à l’acte III, fils prodigue arrivé trop tard et s’écroulant en pleurs sur le cercueil de Titurel, avant d’étreindre enfin son frère et de recueillir son dernier soupir.
Jeune romantique (il a l’allure juvénile du Désespéré de Courbet) plus encore que « chaste fol », Parsifal est un poète libre-penseur – il refuse d’ailleurs la communion, ce qui lui vaudra d’être molesté par les chevaliers du Graal. Mais il est du coup l’élément extérieur qui permettra finalement la réconciliation de la famille déchirée. On l’aura deviné : même en gardant un substrat religieux simplifié, le parti pris de désacralisation de ce Parsifal est de nature à faire grincer les dents des puristes. Ni calice, ni lance. Pourtant, loin de toute provocation ou actualisation superficielle, il est créateur de sens, jetant une lumière nouvelle sur des personnages devenus terriblement humains. Outre quelques superbes images-tableaux sculptées par les lumières raffinées de Fabrice Kebour, on gardera longtemps en mémoire la douceur, la bienveillance, la compassion qui innervent le spectacle. C’est le Parsifal des hommes qui pleurent.
Dès le Prélude, Robin Ticciati impose sa marque : pas de brouillard, pas de mystère, mais des lignes clairement dessinées, des accents soulignés, une respiration ample et des tempi qui ne s’appesantissent pas, mais avec çà et là ce qu’il faut de rubato. Magnifiquement porté par un London Philharmonic des grands jours, le chef anglais plonge le début de l’acte III dans une incroyable tristesse, digne de celle du troisième acte de Tristan, avant d’en exalter puissamment toute la polyphonie, quand bien même une partie des chœurs – éblouissants eux aussi – sont laissés hors-scène.
Avec ses longues périodes de répétition, Glyndebourne est aussi le lieu où des jeunes chanteurs peuvent tenter – et réussir – des prises de rôles importantes. Allure presque chétive mais voix puissante, Kristina Stanek se révèle une fabuleuse Kundry, capable de séduction comme de modestie mais avec un chant toujours très net, des aigus très sûrs et un médium charnu. Audun Iversen campe un bouleversant Amfortas, dont les belles couleurs barytonales ne s’altèrent pas même à travers une expression poignante de la douleur. Et Daniel Johansson renouvelle la perception qu’on a de Parsifal, avec sa voix riche en couleurs, une part d’italianité dans le style et une expressivité attachante.
Superbe aussi, le Klingsor de Ryan Speedo Green, capable de rendre crédible par les seules parties chantées de l’acte II toute la gamme d’émotions prêtée par le spectacle au frère silencieux des actes I et III, sans oublier John Relyea, dont le Gurnemanz électrise par la profondeur de sa voix et la riche texture de ses résonances. Et que dire de John Tomlinson, toujours capable à 79 ans de camper un Titurel mordant, présent plus d’une heure en scène avant de chanter et dont les injonctions à Amfortas claquent comme jamais ?
NICOLAS BLANMONT