Art élitiste, spectacle interminable, forme démodée… Les clichés sur l’opéra ont la vie dure et dissuadent plus d’un curieux de franchir le seuil des théâtres. Tombé tout seul dans la marmite lyrique quand il était préado, Alain Perroux bat en brèche ces a priori, à la tête de l’Opéra national du Rhin. Avec une seule obsession : rassembler les spectateurs autour de récits fédérateurs.
Décryptage de 6 lieux communs.
« L’opéra c’est ennuyeux : il n’y a pas d’action, les airs sont longs et les spectacles durent des heures. »
Il est vrai qu’une représentation d’opéra, avec un ou deux entracte(s), peut durer plusieurs heures. Mais ce n’est pas systématique : il y a beaucoup d’opéras qui ne sont pas plus longs qu’un fil (La traviata, Tosca ou Turandot durent deux heures ; Salomé, Elektra, Wozzeck ou Katia Kabanova un peu plus d’une heure trente), voire moins (une heure maximum pour Didon et Énée, L’Enfant et les sortilèges ou La Voix humaine). Quelle que soit la durée d’un opéra, celle-ci nous oblige à « mettre en pause » nos soucis du quotidien, elle nous conduit à apprécier un autre espace-temps, à donner de la place à l’émotion suscitée par une voix, un air, une histoire… Par ailleurs, ce qui rend la représentation d’opéra unique, c’est qu’elle nous permet de goûter pleinement à l’expérience collective du spectacle vivant : nous sommes dans une salle avec 1000 ou 2000 spectateurs – ou 20000 quand on est aux Arènes de Vérone ! – et cette salle vibre au rythme de ce qu’elle voit et entend. C’est une expérience extraordinaire ! Il y a tellement de choses à voir et à entendre dans un opéra, qu’on ne s’ennuie jamais.
« Il faut être un expert de la musique classique pour apprécier une soirée à l’opéra et pouvoir en parler. »
Alors s’il y a un cliché que je combats plus que tout, c’est bien celui-ci ! Combien de fois ai-je entendu dire : « J’ai bien aimé tel opéra, mais je ne suis pas initié… » Comme si le fait de ne pas être un expert interdisait de ressentir une émotion, de l’exprimer, voire de franchir les portes d’un opéra ! Or je crois précisément en l’inverse : le spectacle lyrique est une des formes d’art les plus accessibles. Être touché par un opéra ne demande pas beaucoup d’efforts : il faut juste y consacrer le temps d’une représentation ; vous vous asseyez confortablement, puis vous recevez des stimuli multiples, par les oreilles, par les yeux, et vous ressentez des émotions. C’est beaucoup plus simple que de lire un roman, activité qui exige de nombreuses heures de concentration et aussi un imaginaire en activité, puisque l’on doit se figurer intérieurement les scènes décrites.
« L’opéra est un monde bourgeois et snob. Il faut connaître les « codes » pour y rentrer. »
Historiquement l’opéra, qui était d’abord un genre pour aristocrates et lettrés, est devenu un emblème de la bourgeoisie, principalement au XIXe siècle. Il en reste des traces aujourd’hui mais le public s’est considérablement diversifié. De nos jours, on trouve toutes sortes de gens dans les théâtres lyriques. Des jeunes, des moins jeunes, des amateurs qui ont découvert leur goût pour la musique et le chant grâce aux innombrables portes d’entrée héritées de la démocratisation culturelle (radio, télé, enregistrements, streaming, blogs et réseaux sociaux, médiation scolaire, etc.). Et il n’y a aucun code nécessaire pour entrer dans cet art, pas même vestimentaire. La seule qualité requise, c’est un peu de curiosité !
« Il faut déjà bien connaître l’histoire du livret pour avoir une chance de comprendre le spectacle. »
De nos jours, presque tous les théâtres lyriques sont dotés de systèmes de surtitrage qui vous permettent d’aller découvrir un spectacle « les mains dans les poches », même s’il n’est pas chanté dans votre langue. Maintenant, si vous voulez être sûr de bien saisir les enjeux d’un livret, si vous voulez apprécier davantage l’adéquation entre une musique, un texte et une mise en scène, si vous voulez profiter au maximum des innombrables informations qui vont être transmises à vos sens (notes, mots, images, gestes), il est toujours utile de lire un résumé de l’histoire avant d’aller au théâtre – on trouve tout cela sur internet ou dans des livres spécialisés comme l’excellent 1001 Opéras de Piotr Kaminski. Et l’on peut même lire le livret avant, voire écouter un enregistrement de l’ouvrage pour être parfaitement préparé. Mais ce n’est jamaisune obligation.
« L’opéra est un art du passé, complètement déconnecté de la réalité du monde d’aujourd’hui. »
Comme la littérature, les arts plastiques ou le théâtre, l’opéra est un art du passé et du présent, en ce sens que l’on compose des opéras depuis plus de quatre siècles et que l’on continue d’en écrire. Mais en réalité, l’opéra, comme le théâtre, est par nature un art du présent. Une œuvre lyrique, ce n’est pas une partition et un livret contenus dans un recueil imprimé. Pour exister, un opéra doit être représenté sur scène – c’est le propre des arts vivants : ils existent dans l’instant fugace où des interprètes les font vivre devant un public rassemblé là pour l’occasion. L’opéra, comme la danse, est un objet éphémère. Il suscite des moments de grâce qui sont uniques au sens propre : ils n’ont lieu qu’une fois, puis restent dans le souvenir de ceux qui y ont assisté. Ce qui rend l’opéra toujours vivant, ce sont les interprètes, chanteurs, chefs d’orchestre, techniciens et metteurs en scène qui sont chargés de définir comment l’histoire va être montrée une fois encore, dans toute sa richesse. Les grands chefs-d’œuvre de l’opéra ont touché des générations de spectateurs pendant plusieurs siècles, tant leurs personnages et leurs problématiques sont universels. Prenez Le Couronnement de Poppée de Monteverdi : cet opéra a beau avoir été créé il y a presque quatre cents ans, il nous parle de désir, d’ambition, de déception, de rivalité… bref, de sentiments que nous avons tous ressentis un jour. Et sa musique continue de nous émouvoir, même si les temps et les modes ont changé. Essayez donc son duo final pour voir !
« L’opéra, c’est toujours la même histoire : un amour interdit qui finit mal, surtout pour l’héroïne … »
Beaucoup d’opéras reprennent ce canevas, mais avouez qu’il n’est pas réservé uniquement à l’art lyrique : on le retrouve dans quantité de romans, de fils, de séries …En réalité, c’est toute la culture occidentale qui s’articule autour de ce thème, comme le rappelle Denis de Rougemont dans L’Amour et l’Occident. Mais quand on commence à creuser un peu, on s’aperçoit que les livrets d’opéras, y compris les plus joués, non seulement déclinent cette histoire de mille et une manières (La traviata, qui narre l’impossible amour entre une prostituée de luxe et un fils de bonne famille, n’a rien de commun avec Roméo et Juliette qui a inspiré plusieurs opéras), mais qu’on y trouve beaucoup d’autres sujets. Cela va de la fable animalière (La Petite Renarde rusée) à la fresque historico-politique (Nabucco ou Boris Godounov) en passant par le conte (La Flûte enchantée) ou la science-fiction (L’Affaire Makropoulos) jusqu’à l’heroic fantasy (Le Ring de Wagner). C’est d’ailleurs ce que nous voulons montrer à l’Opéra national du Rhin : l’opéra est un art fédérateur car il est un des lieux privilégiés pour faire foisonner les récits, lesquels ont un pouvoir rassembleur.
Propos recueillis par CÉDRIC FLORENCE
Directeur de l’Opéra national du Rhin, Alain Perroux est l’auteur d’Opéra, mode d’emploi, édité par L’Avant-Scène Opéra.
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