Festspielhaus, 16 juillet
Nouveau cap directorial pour Bregenz, avec la prise de fonction officielle de la mezzo-soprano finlandaise Lilli Paasikivi. Tout juste 60 ans, un dynamisme communicatif, une voix parlée de chanteuse qui en impose, et un solide carnet d’adresses forgé durant dix années passées à la tête de l’Opéra d’Helsinki : autant d’atouts qui devraient faire des étincelles lors des prochains étés. Rassurante aussi, l’annonce d’un recentrage du répertoire présenté au Festspielhaus sur « des œuvres des XXe et XXIe siècles en grande formation, peu connues et rarement jouées », sans doute le meilleur vivier possible.
Ceci en complément, bien sûr, d’une production spectaculaire donnée en plein air sur le lac, cette année la reprise du Freischütz atypique largement réécrit par Philipp Stölzl. Un projet hérité de l’intendance précédente mais cette fois plus affûté dramatiquement, et même davantage respectueux du texte musical. Les maîtres d’œuvre ont fait l’effort de reprendre leur copie, alors que le gigantisme de ces spectacles incite habituellement à leur stricte reconduction sur deux étés successifs. Là encore, la marque d’une exigence artistique en voie de renforcement ?
Ouvrir un mandat avec l’Œdipe de Georges Enesco constitue en tout cas un geste fort, même si cet ouvrage n’est plus une vraie rareté. Grâce à une petite dizaine de productions au cours des trente dernières années, une relative familiarité a pu s’installer avec cet opéra d’une colossale difficulté, que les metteurs en scène peinent souvent à habiter. Comment donner vie à ce fascinant alliage de postromantisme, de néoclassicisme et d’impressionnisme français, si tributaire des méandres d’un livret verbeux qu’il évoque moins un opéra qu’une immense symphonie dramatique en quatre mouvements pour solistes, chœur et orchestre ? La clé de la réussite y réside sans doute dans une certaine lenteur rituelle assumée, plutôt que dans l’agitation ou les trouvailles faciles. C’est du moins ce que nous ont enseigné les deux seules mises en scène vraiment convaincantes d’Œdipe que l’on ait pu voir à ce jour, celles d’Achim Freyer à Salzbourg (voir O. M. n° 154 p. 63 d’octobre 2019) et Wajdi Mouawad à Paris (voir O. M. n° 177 p. 56 de novembre 2021).
À Bregenz, Andreas Kriegenburg et son scénographe Harald B. Thor ont choisi de ne pas actualiser le mythe, en optant pour la neutralité archaïsante de costumes intemporels et de lattis de bois brut. Les quatre actes du livret, séparés par des ellipses de vingt ans, couvrent la vie entière d’Œdipe : deux époques inventées par le librettiste Edmond Fleg (la naissance puis l’arrivée à Thèbes), suivies de deux actes plus fidèles aux pièces thébaines de Sophocle (Œdipe roi et Œdipe à Colone). D’où l’idée d’un traitement différencié, chaque acte étant associé à un élément (feu, eau, cendre, bois) et à une teinte dominants, du rouge-orangé incandescent au bleu-gris brumeux, en passant par un noir funèbre. Si la production ne manque pas de moyens, le savoir-faire du metteur en scène reste en deçà : poses emphatiques, lamentations forcées, gestes de désespoir maladroits, et scènes plus illustratives – danses pastorales, vasques d’eau, braseros – qui n’évitent pas toujours le ridicule. Le moment le plus réussi ? Sans doute l’acte II, noyé dans un brouillard d’où émerge une terrifiante Sphinge griffue, crâne rasé, robe macabre et ailes de rapace actionnées par des esclaves musculeux…
L’écriture vocale d’Enesco privilégie les tessitures graves : pas moins de sept barytons-basses, face à deux ténors secondaires, et chez les femmes aussi, prédominance des mezzos et altos. D’où une tendance à l’uniformité, accentuée ici par un choix d’interprètes souffrant de problèmes récurrents – projection peu stable et diction française incertaine. Se détachent le Tirésias tonnant d’Ante Jerkunica et la Jocaste de Marina Prudenskaya, d’une certaine noblesse tragique, le reste de la distribution laissant des impressions plus mitigées. Appelé à la rescousse juste avant les répétitions, Paul Gay campe un Œdipe au français soigné et aux demi-teintes séduisantes, mais sans l’ampleur ni le charisme nécessaires pour véritablement habiter le rôle.
À la tête de Wiener Symphoniker au grand complet, un peu à l’étroit dans la fosse du Festspielhaus, Hannu Lintu convainc par une lecture probe, tout en lignes claires, tempi alertes et contrastes nets. Si les voix solistes peinent à marquer, ce bel orchestre, ainsi que les somptueuses interventions d’un Chœur Philharmonique de Prague préparé avec soin, sont là pour nous rappeler à quel point Œdipe reste une œuvre d’une rare puissance, à connaître absolument.
LAURENT BARTHEL
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