Teatro Real, 24 avril
Il est rare qu’un compositeur vivant soit à l’honneur, au même moment, dans deux capitales européennes. C’est pourtant ce qui vient de se passer pour l’Américain John Adams (né en 1947), Nixon in China – créé à Houston, en 1987 – faisant son entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris (voir O. M. n° 192 p. 62 de mai 2023), puis du Teatro Real de Madrid.
Pour évoquer le premier voyage officiel d’un président des États-Unis en Chine, en 1972, le metteur en scène britannique John Fulljames adopte une clé de lecture radicalement différente de celle de Valentina Carrasco, à l’Opéra Bastille. À la diplomatie du ping-pong, succède ici un très original retour sur le passé.
Transporté dans les sous-sols peu éclairés d’un département secret américain, peuplé de rayonnages d’archives, le public comprend rapidement qu’il va assister à la recréation du déplacement de Richard Nixon, à Pékin. Une équipe de chercheurs, munie de blocs-notes et gantée de blanc, s’affaire, en effet, à examiner quantité de photos d’actualités et de coupures de presse, projetées sous forme de vidéos.
Triés, sélectionnés et sortis de l’ombre, ces documents vont prendre vie sous nos yeux, les images de l’avion américain atterrissant sur le tarmac ou de l’arrivée du couple présidentiel, accompagné par Henry Kissinger, se substituant, comme par magie, aux personnages de l’opéra. De cet astucieux artifice naît un spectacle (re)joué à l’abri des regards indiscrets, dans un climat hautement confidentiel, par des chercheurs censés revenir sur cet événement historique.
Les scènes essentielles se succèdent, comme l’adresse de Richard Nixon aux journalistes, la rencontre avec Mao (sortant d’une boîte qui, une fois ouverte, laisse apparaître quatre fauteuils et une bibliothèque), sans oublier la représentation du ballet révolutionnaire, réglé par Madame Mao et vu par les invités assis sur des sièges de cinéma, eux-mêmes placés sur une tournette.
Là où le message de Valentina Carrasco se voulait plus politique, avec le désir de renvoyer dos à dos la plus vieille démocratie libérale, responsable cependant d’atrocités pendant la guerre du Vietnam, et celles commises par le système dictatorial chinois, menant à une sanglante révolution culturelle, le travail de John Fulljames se veut résolument factuel.
Dirigés avec précision et vivacité, les protagonistes campent des personnages certes archétypaux, mais avec suffisamment de place pour laisser paraître une certaine humanité. Leigh Melrose joue Richard Nixon avec un charisme indubitable et une nervosité que son chant, parfaitement en place, révèle à chaque apparition avec force. Souriant aux caméras ou cherchant à faire bonne figure, face au discours décousu de Mao, le baryton britannique aborde le rôle avec une réelle rigueur.
Borja Quiza apporte une belle part de mystère à Henry Kissinger, qu’il interprète avec une distance voulue, à la différence de Jacques Imbrailo, qui paraît mal à l’aise en Chou En-Lai, avec un chant trop uniforme. Quant au ténor coréen Alfred Kim, son Mao, hurleur et tout d’un bloc, n’arrive pas à la cheville de celui de John Matthew Myers, à Paris.
Impeccable Pat Nixon, Sarah Tynan traduit à merveille la nature expansive de cette femme qui, malgré son ascension sociale, sait d’où elle vient et vit « chaque jour comme si c’était Noël ». De surcroît, la soprano britannique bénéficie d’une sonorisation nettement plus confortable que celle, erratique, de Renée Fleming (pourtant en grande voix), sur la scène de l’Opéra Bastille.
Beaucoup moins exubérante que Kathleen Kim, à Paris, Audrey Luna n’est pas la colorature ébouriffante que l’on attend en Madame Mao, les trois Secrétaires tirant habilement leur épingle du jeu, entourées d’un chœur moins envoûtant que dans la capitale française.
Après avoir entendu la partition dirigée par Gustavo Dudamel, nous pensions qu’il allait être difficile de le surpasser. Remplaçant Ivor Bolton, initialement annoncé, Olivia Lee-Gunderman propose cependant une lecture très pertinente, acclimatant chaque pupitre aux spécificités du langage de John Adams, avec justesse et sensibilité. La jeune Coréenne veille, également, à adoucir les arêtes parfois saillantes auxquelles donnait, peut-être, trop d’importance le chef vénézuélien.
FRANÇOIS LESUEUR