Entretien du mois Nadine Sierra
Entretien du mois

Nadine Sierra

26/02/2025
Manon à Barcelone (2023). © David Ruano

Gilda (Rigoletto), Lucia di Lammermoor et Violetta vont si bien à la soprano américaine que le public le lui rend en mille. Quand elle n’est pas à New York, Berlin, Vienne ou Naples, elle peut partir en tournée avec Andrea Bocelli ou être aux petits soins de sa communauté de 141 000 followers sur Instagram. Elle revient en mai à l’Opéra National de Paris sous les traits de Manon, dix ans après avoir débuté sur la scène de la Bastille…  

L’année 2025 marquera vos dix ans de présence à l’Opéra National de Paris, où vous avez interprété des rôles aussi différents que Zerlina (Don Giovanni), Flavia Gemmira (Eliogabalo), Pamina (Die Zauberflöte), Gilda, Norina (Don Pasquale), Violetta ou, à présent, Manon de Massenet…

Le temps a filé ! J’ai beaucoup de reconnaissance pour cette maison prestigieuse qui m’a fait confiance très tôt, m’a fourni un tremplin en début de carrière et a été très influente dans mon évolution artistique. Elle m’a permis, à grande échelle, d’ajouter des facettes à certains rôles comme Gilda, ou de solidifier des caractéristiques vocales que j’avais encore peu exploitées. Violetta, l’année dernière, m’a rapprochée de la femme que j’aspire à devenir, et m’a fait atteindre une nouvelle étape. J’espère que Manon poursuivra ce développement professionnel. Cela fait quelque chose, à bientôt 37 ans, de voir le chemin parcouru, le travail accompli et les sacrifices qui en ont découlé. Mon premier rôle en français à l’Opéra de Paris est un vrai défi, puisque je me confronte à ma langue la plus faible devant une majorité de personnes qui la parlent couramment. Ma Manon sera un peu épicée, du fait de mon sang portugais, portoricain et italien !

Violetta dans La traviata, à Barcelone (2015). © Sergi Panizo

Qu’a finalement de si particulier l’Opéra de Paris dans votre carrière ?

Cette maison a un niveau d’exigence très élevé. Son public s’intéresse vraiment à l’opéra et s’attend sur scène à la crème de la crème, ce qui m’encourage à m’améliorer toujours plus d’une fois à l’autre. Quasiment toutes les représentations parisiennes de La traviata étaient complètes, alors que les États-Unis ont du mal à remplir leurs théâtres. Cela signifie que mon travail a encore de la valeur pour d’autres personnes ! L’Opéra de Paris me permet aussi de travailler avec mes amis et collègues, que j’ai parfois du mal à voir en raison de nos carrières internationales. Quand on voyage beaucoup seul, on a besoin d’une communauté, de gens à qui parler de son travail et des choses toutes simples de la vie. Parfois, cela fait un bien fou de dire qu’on s’est fait faire les ongles la veille !

Vous parlez souvent du stress que vous éprouviez pour vos débuts à la Scala, en 2016, dans Rigoletto. Venait-il de cette maison en particulier ou du public ?

Tous mes collègues étaient italiens, j’étais la seule étrangère – a fortiori américaine, et je voulais faire de mon mieux, comme quand, enfant, on veut faire plaisir à ses parents. Quand ma mère me demandait de faire la vaisselle, je voulais qu’elle soit satisfaite de mon travail, car elle avait cuisiné pour moi. C’est la même chose à l’opéra. Les lieux prestigieux comme la Scala sont d’autant plus importants qu’ils servent une musique qui « appartient », du moins culturellement, au public italien qui vient l’écouter. J’ai envie de faire honneur, sans ego, à la signification de cette partition, et de me dépasser pour elle tant que c’est dans mes capacités. J’aurais trop peur d’offenser une culture pour laquelle j’ai énormément de respect. Si je ne pouvais pas le faire avec toute la beauté ou les attentes que cela demande – car non, on ne peut pas chanter tout ce qu’on veut –, ce serait égoïste de ma part.

Pamina dans Die Zauberflöte, à Paris (2017). © Opéra National de Paris/Émilie Brouchon

Vous avez chanté au concert du 14 juillet au Champ-de-Mars en 2017, ainsi qu’à la réouverture de Notre-Dame de Paris en décembre 2024, mais peu pour des événements d’envergure aux États-Unis. Vous sentez-vous plus liée à la culture française ?

Je me sens bien plus acceptée par les cultures européennes, car les États-Unis mettent désormais plus en avant la culture populaire et le divertissement que la musique classique. Là-bas, l’école manque dès le plus jeune âge d’une éducation artistique qui permette aux enfants de cultiver leur esprit, d’avoir une forme d’intelligence pour s’ouvrir au monde, en dehors d’eux-mêmes et de leur pays. Je n’ai d’ailleurs jamais été élevée de cette façon. Le fait d’avoir une mère européenne a élargi ma perception. Je ne me suis jamais vraiment sentie américaine, mais plutôt citoyenne du monde, avec l’envie de voir et de vivre ce qu’il y avait au-delà de nos frontières, malgré ce que certains médias en disaient de mal, et même si je n’en parlais pas nécessairement les langues.

Vous avez commencé le chant à 6 ans. On parle souvent des évolutions de la tessiture, mais quels modèles a-t-on pour le chant lyrique à cet âge ? Sont-ils à chercher aussi dans la musique plus populaire ?

Whitney Houston a toujours été et reste un grand modèle pour moi. Je l’écoute systématiquement, avec aussi Aretha Franklin et Dionne Warwick, avant d’aller sur scène. La force et la musicalité de ces voix – très différentes de l’opéra –, de ces femmes fortes, m’inspirent énormément. Leur technique de belting est plus risquée qu’une voix de tête employée par une soprano. Cependant, même très jeune, j’écoutais surtout des artistes lyriques. J’étais absolument fascinée par cette manière de chanter, et j’ai toujours voulu l’apprendre. Mes camarades d’école me trouvaient bizarre. J’étais pour eux une vieille dame dans un corps d’enfant, ce qui m’a hélas valu d’être harcelée à l’école. Mais j’ai tenu bon avec Whitney Houston, et de temps en temps avec Mariah Carey, Britney Spears ou Christina Aguilera, au-delà, bien sûr, de l’opéra.

Quelle vision de l’opéra et de ses héroïnes a-t-on adolescente, quand on découvre le monde et qu’on doit en même temps interpréter une maturité psychologique ?

J’ai grandi dans une dynamique familiale compliquée, très drama. Bien que mes parents m’aient toujours soutenue, ils se disputaient beaucoup et projetaient leurs peurs sur leurs enfants. Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à Gilda, à Lucia et à Violetta, je comprenais déjà la douleur que pouvait ressentir une jeune femme oppressée et en questionnement. Violetta n’aurait sans doute pas été courtisane si elle avait pu choisir une autre voie, mais le patriarcat de cette époque ne donnait pas d’autre choix à une femme que d’être catégorisée comme une putain, une nonne ou une épouse. Je n’avais pas trop de difficultés à jouer cette douleur sur scène de façon réaliste. Quand les interprètent piochent dans leur vécu, des traumatismes peuvent refaire surface. Il faut trouver suffisamment de distance pour éviter de se détruire une fois rentré chez soi. J’ai pu trouver un équilibre, et mon éducation, aussi dure fût-elle, m’a préparée à la scène et à devenir une adulte accomplie.

Lucia di Lammermoor à San Francisco (2015). © Cory Weaver/San Francisco Opera

Vous avez le même professeur de chant, Kamal Khan, depuis plus de vingt ans. Arrête-t-on un jour d’apprendre ?

Jamais ! On a toujours besoin d’un nouveau regard quand on travaille au plus haut niveau. Kamal m’écrit et m’envoie des notes vocales ou des vidéos pour m’encourager à tenter certaines choses, ou même à tout changer dans mes interprétations. C’est un véritable mentor qui me donne toujours une direction. Faire évoluer mes rôles apporte de la diversité à mon travail. Je refuse qu’un rôle se transforme en routine. D’ailleurs, le public ressent parfaitement quand le feu disparaît, si on ne fait que chanter. Pour garder de la fraîcheur et de la magie à l’opéra, il faut toujours y insuffler de la vie. Je n’imagine pas mon avenir sans Kamal, exactement comme quand on trouve la bonne personne dans une relation amoureuse, car il nourrit mon envie insatiable de création !

Mimì (La Bohème) et Desdemona (Otello de Verdi) sont deux caps que vous souhaitez atteindre dans votre carrière future. Les sentez-vous désormais plus proches ?

Oui, tout à fait ! Contrairement aux jeunes filles plutôt vulnérables que sont Lucia, Gilda et Nannetta (Falstaff), Mimì et Desdemona sont des femmes d’expérience et de profondeur. J’aurais eu du mal à les interpréter à 25 ans. Aujourd’hui, à 36 ans, je me sens déjà plus proche de la femme que je m’imagine être quand je les chanterai, en plus de mon développement personnel et de la dimension vocale et scénique. Mimì devrait arriver dans les cinq prochaines années, et Desdemona devrait suivre. Cela me demande aussi de bien gérer mes saisons, tout en continuant à chanter ce que je sais faire. Un bodybuilder a cette organisation mentale : il construit peu à peu sa masse musculaire et la charge qu’il peut porter jusqu’à l’objectif final qu’il s’est fixé. On ne porte pas trente kilos au premier entraînement ! Avec la voix, c’est pareil. On construit sans cesse la force, le poids, la résistance, l’endurance de certains rôles. On va dire que mon entraînement n’est pas encore fini !

Norina dans Don Pasquale, avec Michele Pertusi, à Paris (2022). © Opéra National de Paris/Vincent Pontet

Vous savez vous mettre en avant sur les réseaux sociaux et dans les médias. Que préférez-vous ne pas montrer ?

Peut-être des détails trop intimes, la douleur avec laquelle j’ai grandi, les changements physiques et les problèmes de santé qui viennent avec l’âge, ou le fait d’être non mariée et sans enfant à 36 ans. Je ressens une certaine pression de la société à courir après l’horloge biologique ou à congeler mes ovocytes, y compris de la part de ceux qui me savent très travailleuse et indépendante. Cela ne m’était en général pas facile d’en parler, y compris d’y songer moi-même, jusqu’à ce que Lise Davidsen annonce sa grossesse. Sa parole m’a, je dois dire, un peu libérée. Je réussis maintenant à évoquer plus facilement le sujet, sans me dire que mon temps est en train de passer. On n’interroge pas si souvent les chanteurs (et surtout les chanteuses) là-dessus. Les vulnérabilités de chacun pourraient devenir un sujet pour les journalistes, qui demanderaient plus volontiers aux artistes comment ils se sentent plutôt que ce qu’ils ont ressenti après avoir reçu une ovation à la Scala.

Vous avez déclaré à Forbes être une « créature d’habitudes ». Cependant, cela n’est-il pas incompatible avec la vie, en tournée perpétuelle, d’une chanteuse d’opéra ?

En effet, il est assez difficile de garder ses habitudes, surtout pour une personne comme moi qui apprécie son confort et sa stabilité. Il peut être très fatigant pour le corps et l’esprit de beaucoup voyager et de se retrouver sans un logement à soi dans une nouvelle ville. Où que je sois, je tiens donc à mes rituels du matin – manger toujours à peu près la même chose, faire de l’exercice de la même façon – qui m’aident à me sentir plus « normale » et me donnent l’impression, au fond de moi, d’être à la maison, même si ce n’est pas le cas.

Vous préférez les mises en scène historiques aux mises en scène contemporaines. N’y a-t-il pas un risque de toujours montrer la même chose ?

S’il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est que si un chanteur livre une prestation exceptionnelle au niveau vocal et théâtral, personne ne va se soucier de son placement sur le plateau ou du concept de mise en scène. Tout ce qui m’importe, c’est l’immersion dans un rôle et dans la musique, ainsi que la réaction du public. Certains metteurs en scène se trompent en voulant « envahir » la musique d’accessoires et de gestes, de peur qu’il ne se passe rien. Si je faisais un jour de la mise en scène, je me focaliserais plutôt sur la méthode Stanislavski (qui s’est, à mon sens, un peu perdu à l’opéra depuis Franco Zeffirelli, sauf peut-être chez Bob Wilson, David McVicar, Robert Carsen ou Barrie Kosky), pour plutôt remplir l’espace à partir de l’énergie entre les personnages. Les décors historiques n’empêchent pas le public de s’identifier à des sujets toujours d’actualité. Tout est question d’émotions plutôt que d’action. Le metteur en scène va dans les nuances et le pourquoi des mouvements, mais c’est aux interprètes de livrer ce moment.

Amina dans La sonnambula, à Madrid (2022). © Javier del Real

Pour vous, qu’est-ce que l’opéra, aujourd’hui ?

C’est un art sacré, qui a complètement changé ma vie depuis mes 10 ans, qui me l’a remplie de joie, de passion, et a guéri les ruptures et tragédies que j’ai traversées. J’ai trouvé une sorte de thérapie dans l’opéra. Or je trouve que cet art manque aujourd’hui parfois de flamme. Les chanteurs sont peut-être trop soucieux de leur technique ou pris dans une routine, mais en tant que spectatrice, il m’arrive d’entendre du beau chant, sans que je me sente submergée. Depuis deux ans, j’ai trouvé en moi, contre toute attente, ce sentiment de tout risquer sur le moment et de me livrer moi-même, avec mon passé et mes failles. Je veux être comme Maria Callas ou Renata Scotto, me donner à 150 % en puisant dans ma chair et dans mon âme. Non pas pour devenir une légende, mais pour élever cet art comme elles l’ont fait, en le servant du mieux que je peux, par un travail acharné. C’est très motivant d’aller aussi loin dans cet art qui m’animera jusqu’à la fin de mes jours.

Propos recueillis par THIBAULT VICQ

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