Opéras Nabucco cathartique à Genève
Opéras

Nabucco cathartique à Genève

11/07/2023
© Carole Parodi

Grand Théâtre, 29 juin

La saison 2022-2023 du Grand Théâtre de Genève, intitulée « Mondes en migration », ne pouvait trouver meilleure conclusion que ce Nabucco, nouvelle coproduction avec le Teatro de la Maestranza de Séville, les Théâtres de la Ville de Luxembourg et l’Opera Vlaanderen. Tant pour l’œuvre, qui contient le chœur le plus connu au monde sur un peuple en exil, que pour le choix de la metteuse en scène et cinéaste brésilienne Christiane Jatahy, dont la démarche interdisciplinaire s’intéresse, particulièrement, aux migrations résultant de la géopolitique contemporaine, et notamment de la montée des extrémismes.

Sans doute ne faut-il pas s’apesantir sur l’ambitieuse note d’intention, en forme d’interview, publiée dans le programme de salle, très jargonnante et assez obscure, voire fumeuse, et vaut-il mieux juger sur pièces le spectacle. Sans même parler des vidéos (avec projections d’images en direct, mélangées avec d’autres filmées par avance), dont les metteurs en scène actuels ne semblent plus pouvoir se passer, certains effets ont un parfum de déjà-vu, comme ce grand miroir qui accueille le public, en faisant se refléter la salle, ou de déjà-entendu, comme ces choristes, disséminés au milieu du public.

Certes, la grande pataugeoire centrale, où trempe le grand manteau doré, symbole du pouvoir dans lequel se drapent, tour à tour, Nabucco et Abigaille, est aussi le lieu d’affrontements un peu confus et répétitifs, dont on ne comprend pas toujours les forces en présence. Sans doute, aussi, des scènes aussi marquantes que celle du roi impie foudroyé, au II, ou de l’écroulement de la statue de Baal, au IV, ne sont-elles pas ici très spectaculaires.

Mais cette production, riche en images fortes, n’empêche pas de comprendre l’intrigue et ne va jamais, non plus, à l’encontre de la musique. Plus encore, le résultat convainc, car le propos est résolument abstrait, sans chercher à se rattacher à un cadre géographique et historique précis, et que sont, par ailleurs, soigneusement évités sensationnalisme et complaisance dans la violence montrée. Dès lors, la puissance cathartique de l’œuvre peut se déployer à plein, renouant avec la dimension populaire de l’opéra voulue par Verdi.

D’autant que Christiane Jatahy a l’idée géniale de faire réentendre « Va, pensiero », à la fin. Après le suicide d’Abigaille, on entend une curieuse transition orchestrale due au chef, citant quelques thèmes verdiens, mais comme distordus, aux harmonies et modulations étranges : cela permet aux choristes de quitter le plateau pour se disséminer dans la salle, à tous les étages, tout en créant un « sas » auditif. Et quand, toutes lumières allumées, retentit à nouveau le « Chœur des esclaves » – avec la projection, en surtitres, du texte italien, comme une invite au public à joindre sa voix –, ce n’est clairement plus seulement le chant des Hébreux captifs qui s’élève, mais bien le cantique universel de l’humanité et de la fraternité.

La réussite tient, aussi, à la cohésion avec la partie musicale. Portés par la direction fiévreuse et précise d’Antonino Fogliani, aussi soucieux du détail que de l’architecture d’ensemble, sans rien de clinquant, ni de brutal, l’Orchestre de la Suisse Romande et le Chœur du Grand Théâtre de Genève se surpassent.

Le plateau est sans faille, permettant aux membres du Jeune Ensemble de la maison de tenir maint second rôle : on remarque la basse solide de William Meinert, le ténor incisif d’Omar Mancini et le soprano aérien de Giulia Bolcato, sans oublier la belle Fenena d’Ena Pongrac, au mezzo cuivré. Avec son look punk un peu étonnant, Davide Giusti impose un ardent Ismaele, tant vocalement que scéniquement. Grand habitué de Zaccaria, Riccardo Zanellato en a la prestance physique et la noblesse de ligne, sinon toute la puissance dans les graves.

Prise de rôle, en revanche, et parfaitement convaincante, pour Nicola Alaimo. Cet excellent acteur, dont le baryton ductile, à l’aigu brillant et au médium mordant, dessine un Nabucco complexe, se révèle plein de morgue dans son triomphe, puis émouvant dans sa déchéance et ses affres de père.

La grande triomphatrice de la soirée reste, cependant, Saioa Hernandez, dont Abigaille est l’un des emplois fétiches. La soprano espagnole en domine, avec panache, toutes les monstruosités : dès son entrée, elle montre la solidité de l’instrument, graves sonores et aigus dardés, sans sourciller, deux octaves plus haut, seule la virtuosité paraissant plus prudente. Dans les passages cantabile (« Anch’io dischiuso », la scène finale), elle fait entendre un legato sans faille, un chiaroscuro prenant et d’étonnants aigus flûtés, preuves autant d’une technique très sûre que d’une intelligence musicale et dramatique hors pair.

En cette dernière représentation, triomphe mérité pour tous – d’autant que la metteuse en scène est là ! –, avec le public debout, visiblement bouleversé. On se demande si, diffusé en plein air, six jours plus tôt, ce spectacle a pu avoir le même impact.

Thierry Guyenne


© Carole Parodi

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