Théâtre du Châtelet, 14 février
Pour avoir vu Die Zauberflöte et Le Nez de Chostakovitch, nous avions été conquis par la virtuosité avec laquelle l’artiste plasticien et metteur en scène sud-africain William Kentridge maniait la vidéo à l’opéra, souvent galvaudée par d’autres. C’est dire le plaisir que procure Sibyl, son nouveau spectacle, créé à Rome, en 2019, et depuis parti pour une longue tournée, qui fait halte à Paris, au Théâtre du Châtelet, en ce mois de février.
Dans le programme de salle, William Kentridge relate la genèse du projet : « Le point de départ, ce sont les images de Calder que j’ai vues, en 1968, au Teatro dell’Opera de Rome. Il y avait créé une pièce de dix-neuf minutes, intitulée Work in Progress, où l’on voyait ses «mobiles» qui tournaient, ainsi qu’un cycliste qui faisait des huit sur le plateau. »
Le nouveau spectacle comporte deux parties. La première, The Moment Has Gone, dure vingt-deux minutes. À gauche de la scène se trouve Kyle Shepherd (né au Cap, en 1987) qui, au piano, joue la musique répétitive qu’il a composée. Au centre, un écran, où se déroule un film muet. Un chœur sud-africain, entièrement masculin, interprète des mélopées qui rappellent les Spirituals américains.
Sur l’écran, William Kentridge apparaît et se dédouble, en train de dessiner. Des cercles rouges évoquent Calder. Dans une grande maison, de petits personnages en mouvement s’agitent. Dans un musée, des œuvres tombent en décomposition. Un paysage désolé révèle des tombes ouvertes, et l’artiste regarde un homme prisonnier d’une fosse.
La seconde œuvre, Waiting for the Sibyl, dure quarante-deux minutes, et Kentridge la définit comme un « opéra de chambre, en six courtes scènes, pour neuf interprètes » – trois danseurs et six chanteurs. Les compositions vocales sont de Nhlanhla Mahlangu (né à Johannesbourg, en 1989). L’ouvrage s’inspire de la Sibylle de Cumes : dans l’Antiquité, on la consultait pour connaître l’avenir ; les questions étaient écrites sur des feuilles de papier, déposées à l’entrée de la grotte, mais le vent dispersait les réponses…
Des phrases mystérieuses ou ironiques apparaissent : « Jeter les chaussettes et les espoirs de l’an passé… » Dites en anglais, elles sont traduites par des surtitres, mais les chansons, interprétées dans plusieurs langues d’Afrique du Sud, gardent leur mystère : « Aucun de nos rêves ne s’est réalisé… » Une femme, en longue robe, danse devant des images mouvantes, où se discerne son reflet. Sur l’écran, on voit un grand arbre qui tourne.
Dans une bibliothèque ravagée, les personnages jettent des feuilles de papier, font le ménage, crient. Avec des costumes multicolores, ils dansent en tenant, à bout de bras, des lettres géantes qui forment des mots. Des ombres chinoises surgissent. Chants et cris vont crescendo…
Une femme brandit un triangle rouge et un cercle jaune, venus tout droit de chez Calder, comme si c’étaient les personnages, eux-mêmes, qui se métamorphosaient en « mobiles ». Des silhouettes se transforment en taches d’encre. Dans un gag à répétition, une chaise s’effondre, lorsqu’un homme tente de s’y asseoir. Des phrases s’effacent sous de la peinture noire, et des feuilles de papier deviennent des feuilles d’arbre qui s’envolent.
À la fin, le chœur s’unit devant des ombres mouvantes. Au terme de cette succession d’images énigmatiques, Sibyl garde tous ses secrets…
BRUNO VILLIEN