Bockenheimer Depot, 25 juin
Mélusine et Ondine : deux mythes aquatiques d’origine différente, fée bretonne et galloise pour l’une, nixe nordique pour l’autre, mais qui ont convergé au fil des siècles autour de la même problématique de l’union impossible avec un mortel. Métaphore de l’incompatibilité entre l’être humain et une nature dont il ne comprend ni les mystères, ni comment la préserver ? Cette interprétation plus moderne est déjà présente en 1919, quand Yvan Goll transpose ce thème dans un Paris « fin de Belle Époque » : Mélusine y vit dans une villa bourgeoise en lisière d’un parc abandonné, poumon vert menacé par les spéculateurs…
En 1962, le librettiste Claus Henneberg découvre la version allemande de la pièce chez un bouquiniste et la propose à Aribert Reimann, qui la juge d’abord sans intérêt (« une comédie bavarde et ennuyeuse ») avant de changer d’avis et d’en faire, plusieurs années plus tard, le sujet de son second opéra, créé en 1971 dans le cadre intimiste du Rokokotheater de Schwetzingen. La jeune et fantasque Melusine ne parvient pas à concilier une vie bourgeoise étriquée, entre une mère trop mondaine et un mari terne, avec un monde féerique réduit à un vieux parc menacé par la construction du château du Comte de Lusignan. Chargée d’empêcher le chantier grâce aux charmes transmis par sa marraine Pythia, Melusine retarde les travaux mais échoue en tombant amoureuse du Comte. Les fées, impuissantes, n’ont plus d’autre ressource qu’incendier le château, scellant le destin des amants dans la mort.
Composé vers la fin des Trente Glorieuses, cet opéra précède nettement les préoccupations « vertes » qui n’ont pris forme politiquement qu’une bonne dizaine d’années plus tard. Reimann s’est d’ailleurs souvent amusé qu’on ait voulu faire de Melusine un « opéra écologiste », ce qui ne correspondait pas vraiment à son intention initiale. Aujourd’hui, en revanche, il paraît difficile d’éluder une telle lecture a posteriori, et c’est aussi l’option choisie à Francfort par la jeune metteuse en scène allemande Aileen Schneider.
Ici, on bascule même dans l’« après-écologie », un futur indéterminé où les ressources se sont taries, avec une nature réduite à un seul arbre, au centre d’une scène circulaire, autour de laquelle le public est invité à prendre place sur plusieurs rangées de gradins – le Bockenheimer Depot de Francfort, halle carrée dotée d’une belle charpente et d’une bonne acoustique, permet à volonté toutes les configurations scéniques.
À partir de l’acte III, plus d’arbre du tout, mais un escalier carrelé et des ferronneries très années 1970, et toujours des costumes futuristes très inventifs : baskets et scaphandres étranges pour les humains, tenues végétales arborescentes pour les fées, Mélusine, en robe de mariée surdimensionnée et vaporeuse, restant marginalisée, à la frontière des deux mondes. Du fait de l’exceptionnelle qualité du livret de Claus Henneberg, dépourvu de toute longueur, ces ingrédients décoratifs simples, associés à un jeu d’acteur fluide, suffisent à maintenir l’intérêt, grâce aussi à la grande proximité offerte par le dispositif.
Avant le cataclysme de Lear, en 1978, la musique de Melusine est déjà typique du grand Reimann, avec des lignes vocales évidentes, même si atonales et escarpées, et un fascinant travail d’orchestre, qui culmine dans une série d’interludes de toute beauté. Un opéra de chambre, avec ses trente-trois instrumentistes et son absence presque totale de percussions, orchestre placé en retrait sur l’un des côtés, sous la direction experte de Karsten Januschke, le plateau circulaire nécessitant cependant une discrète amplification des voix afin de reconstituer un équilibre sonore satisfaisant.
Très belle distribution, issue de la troupe et de l’Opera Studio Frankfurt, avec en première ligne les aigus d’une précision stupéfiante d’Anna Nekhames, qui n’escamote aucune colorature, avant de gagner en chair dans son long duo avec le parfait Lusignan de Liviu Holender. Après le succès d’une mémorable production de L’Invisible il y a deux mois (voir O. M. n° 212 p. 59 de mai), Francfort continue donc d’honorer Aribert Reimann à sa juste valeur, celle de l’un des plus importants compositeurs lyriques de notre passé récent.
LAURENT BARTHEL
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