Depuis sa prestation mondialement remarquée lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, la mezzo-soprano franco-suisse ne cesse d’affirmer un talent protéiforme, s’affranchissant avec goût des frontières stylistiques. Flûtiste de formation, aussi à l’aise sur scène avec un groupe de metal que dans l’opéra, elle captive par sa fougue, son charisme et son insatiable curiosité. En pleine préparation de Charlotte dans Werther, qu’elle interprétera pour la première fois à Paris au Théâtre des Champs-Élysées, elle revient sur son parcours atypique, les épreuves qu’elle a dû surmonter, ses choix artistiques, son ascension et comment elle entend préserver sa singularité.
Lorsqu’on est, comme vous, issue d’une grande famille de musiciens, est-on irrémédiablement happée par la musique classique et l’opéra ?
On peut dire sans exagérer que, dès ma naissance, je suis tombée dans le grand bain de la musique classique et de l’opéra, comme Obélix est tombé dans le chaudron du druide ! Plus sérieusement, il est évident qu’avec un père chef d’orchestre [Marcello Viotti, ndlr] et une mère violoniste, on y est plus ou moins prédisposée. La carrière de mon père, qui était avant tout chef d’orchestre d’opéra, a bien sûr eu un impact majeur sur mes frères, ma sœur et moi. Nous avons passé notre temps à le suivre, lorsque c’était possible, là où il était engagé. J’ai donc été immergée dans l’univers de la musique et de l’opéra dès ma plus tendre enfance.

À quel moment avez-vous été touchée par le chant lyrique ?
Déjà, à l’âge de 8 ans, je voulais être une chanteuse d’opéra. Je crois que le fait de passer beaucoup de temps dans les théâtres avec mon père, d’entendre tant de chanteurs incroyables, d’assister à tant de représentations mémorables m’a fascinée très tôt. J’adorais évidemment les costumes, le maquillage, les accessoires. Petite, je chantais toute la journée, je m’amusais à réaliser mes propres mises en scène, je déguisais mes frères et ma sœur pour reproduire des opéras à la maison. Je me souviens très bien m’être dit alors : « Si ça, c’est un métier, c’est ça que je veux faire ! »
Comment vous y êtes-vous préparée ?
J’ai fait un peu de théâtre et, sur les conseils de mon père, j’ai étudié la flûte traversière. Il me disait à juste titre que cela me préparerait au chant, que cela m’aiderait beaucoup, entre autres, pour le souffle. Travailler la flûte m’a assurément aidée, mais pour moi, cet instrument n’était qu’un moyen d’arriver au chant. À aucun moment je n’ai envisagé de devenir flûtiste.
Comment s’est poursuivie votre formation ?
Elle s’est arrêtée net à la mort de mon père en 2005, alors que j’allais avoir 19 ans. Il en avait 50. Ce fut un choc si violent que je n’ai plus été capable d’écouter une seule note de classique sans m’effondrer. J’ai fait comme un black-out. Durant cette période très douloureuse, j’ai totalement bifurqué. J’avais besoin de m’éloigner de la musique classique et de l’opéra. Je me suis alors plongée dans la littérature, la philosophie, et j’ai exploré un tout autre univers sonore : celui du metal avec le groupe Soulmaker, que je fréquentais depuis environ deux ans. J’avais par ailleurs un désir intense d’être sur scène, malgré la profonde tristesse qui m’habitait. Le metal a été pour moi cathartique. Au sein de cette communauté, j’ai trouvé une seconde famille, chaleureuse et attentive, où chacun porte son histoire. J’y ai été instantanément acceptée et j’y ai noué des amitiés indéfectibles.
Vous avez pu ainsi assouvir votre désir de monter sur scène…
Absolument, et quelle scène ! J’ai aussi découvert ce que cela signifiait d’être une femme sur une scène rock. Et surtout, être une femme qui prend le pouvoir en chantant et en criant ! J’ai pu expérimenter mes capacités vocales en voix claire et en voix saturée. C’est ce qu’on appelle le growl. J’ai aussi pu mesurer l’énergie folle nécessaire pour capter un public majoritairement masculin et plein de préjugés. Cela s’est avéré être un apprentissage incroyable pour moi. J’ai appris à m’affirmer dans un registre où les femmes avaient encore assez peu de visibilité. À l’époque, nous devions être en tout quatre à faire ça.
Cela vous a-t-il aidée à acquérir une aisance scénique ?
Oui, sans aucun doute. J’ai appris à habiter une scène, à me faire accepter et à haranguer la foule. Avec le metal, on ne peut pas être dans la demi-mesure, il faut vraiment y aller et tout donner. J’ai aussi appris à communiquer avec le public, à consolider ma présence sur scène. Cela me sert encore beaucoup aujourd’hui à l’opéra.

Qu’avez-vous retiré de ces années passées à chanter du metal ?
À cette époque de ma vie, mon quotidien était plutôt rock’n’roll, car je devais mener de front mes études en classe prépa et chanter partout où le groupe Soulmaker nous menait. Nous jouions pour un salaire dérisoire, faisions des heures de route pour atteindre des lieux éloignés les uns des autres et partagions souvent les mêmes chambres. Il est évident que tout cela forge un caractère, une adaptabilité, une volonté. Avec le recul, c’était une vraie école de vie.
Comment s’est déroulée la suite de votre parcours ?
À Lyon, où je vivais, j’ai créé une association de femmes organisant des concerts de metal, ce qui m’a fait prendre conscience de mes talents d’organisatrice et de mon envie de développer des projets culturels. J’ai donc intégré une école de commerce à Marseille pour me spécialiser en marketing événementiel. Par hasard, mon premier stage s’est fait au festival de musique de chambre de Salon-de-Provence, ce qui m’a reconnectée à la musique classique. Cela a ravivé en moi une passion enfouie, et je me suis rendu compte que cet univers faisait partie vraiment de mon ADN. J’ai alors consulté un professeur de chant, qui m’a dit qu’il était encore possible de me former à 24 ans, mais que c’était le moment ou jamais. J’ai donc tout quitté – études, groupe, et même la France – pour m’installer à Vienne, où, lors d’une soirée à l’Opéra en famille pour entendre Simon Boccanegra de Verdi (un opéra que mon père a beaucoup dirigé), j’ai été bouleversée et définitivement convaincue : je voulais coûte que coûte devenir chanteuse lyrique.
Vous avez dû travailler d’arrache-pied pour rattraper le temps perdu…
Oui. À un âge où d’autres chanteurs étaient déjà sur scène, je devais d’abord vérifier si j’avais un véritable potentiel vocal avant de prendre mes premiers cours de chant. Je me suis tout de même lancée, déterminée et consciente des difficultés à venir. Tous les conservatoires de Vienne ont rejeté ma candidature en raison de mon âge, de mon look gothique et de ma formation initiale. Mais une prof, Heidi Brunner, a accepté de m’auditionner. Elle m’a demandé une radiographie des cordes vocales, qui a révélé qu’elles étaient en excellent état. J’ai alors compris que ma technique de chant pour le metal en voix claire n’était ni mauvaise ni éloignée de celle du lyrique. L’apprentissage vocal s’est donc révélé plus facile et rapide que prévu.
À partir de ce moment, en combien de temps votre voix s’est-elle affirmée et quand avez-vous eu envie de vous présenter à des concours ?
J’ai eu la chance de pouvoir étudier avec Brigitte Balleys à Lausanne et Raúl Giménez à Barcelone sur une période de cinq ans. J’ai donc travaillé comme une forcenée avant d’avoir l’audace de passer un premier concours. Par ailleurs, je ressentais une énorme pression liée au fait que je porte un nom de famille célèbre dans ce milieu : il fallait que je sois digne de lui. Le premier concours auquel je me suis présentée fut celui de Mâcon en 2015, j’avais 29 ans. À cette période, j’étais encore in progress !
Que pensez-vous des concours en général pour les chanteurs ?
Ils sont évidemment importants. Il faut toutefois s’y présenter lorsqu’on est vraiment prêt, mentalement et vocalement. Ce sont en quelque sorte des vitrines où les professionnels du secteur viennent découvrir de nouveaux talents et engager des artistes qui pourront intégrer leurs futures programmations. À mon sens, ils sont bien plus porteurs que de simples auditions. Même les plus petits concours ont leur importance, car ils permettent de se préparer aux plus prestigieux et de s’habituer à la pression qu’ils imposent. C’est très formateur.
Vous avez également dû faire face à la maladie, plus précisément à un cancer, un an avant la pandémie de Covid. Comment avez-vous géré cette épreuve supplémentaire dans votre parcours ?
Je dois avouer que cela a été un véritable coup de massue. Durant les traitements liés à cette pathologie, j’ai parfois perdu espoir. Pourtant, j’ai toujours gardé au fond de moi un désir puissant de chanter et de me battre. C’est dans cet état d’esprit que j’ai décidé d’enregistrer mon disque Melankhôlia, un florilège crossover de ce que j’aime en musique : les folksongs, le classique, la pop, la chanson. Cet enregistrement a été pour moi comme un catalyseur.

Après tant d’épreuves, votre consécration aux Victoires de la Musique Classique 2023 a dû être une belle reconnaissance !
Cette victoire en tant qu’Artiste lyrique de l’année m’est littéralement tombée dessus ! Je ne m’y attendais pas du tout. Cela m’a procuré un immense plaisir et m’a fait prendre conscience que j’avais désormais une visibilité et un nom en France. Elle représente aussi, finalement, une victoire sur moi-même.
Votre participation à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024 et le Grammy Award reçu à Los Angeles pour votre performance avec le groupe Gojira sont-ils, pour vous, une autre forme de victoire ?
Absolument ! Cela me permet de démontrer que l’on peut avoir plusieurs talents et endosser différentes casquettes. S’exprimer vocalement dans des registres variés est une véritable liberté.
Vous êtes actuellement au Théâtre des Champs-Élysées, où vous préparez vos deux prochaines prises de rôle : Charlotte dans Werther de Massenet et Octavian dans Der Rosenkavalier de Strauss (1). Comment appréhendez-vous ces deux rôles, si contrastés tant sur le plan musical qu’humain ?
C’est un défi que j’aborde avec passion. Ces deux rôles sont, en effet, très différents. Pour Charlotte, je ne rencontre pas de difficulté particulière : je chante dans ma langue natale et je connais bien l’œuvre, ayant souvent interprété des extraits au cours de ma formation et de ma carrière. Ce rôle exige néanmoins une montée progressive vers les aigus. Il est donc impératif de doser ses ressources expressives pour ne pas s’épuiser avant le dénouement. Pour Octavian, c’est une autre affaire. En plus d’être présente sur scène du début à la fin, la tessiture est très étendue et il faut chanter dans un allemand particulièrement châtié. Au-delà du célèbre duo et du trio final, la voix est constamment mise à l’épreuve par de longs récitatifs chantés et exigeants, ce qui requiert à la fois une endurance vocale et une précision linguistique rigoureuse.
Lorsque Michel Franck, directeur du Théâtre des Champs-Élysées, vous a proposé ce double défi, quelle a été votre réaction ?
Sur le moment, je me suis demandé si j’étais capable de relever un tel défi. Puis j’ai réalisé que c’était une chance inouïe de pouvoir aborder ces deux rôles l’un après l’autre. J’ai donc dit oui à Michel Franck, dont c’est le dernier mandat au TCE. Collaborer avec des metteurs en scène aussi différents que Christof Loy et Krzysztof Warlikowski, c’est également très excitant sur le plan théâtral.
Quels rapports entretenez-vous avec les metteurs en scène ?
Je suis toujours très réceptive et ouverte à la vision d’un metteur en scène, tant que ce qu’il propose fait sens et ne contredit pas la dramaturgie intrinsèque de l’œuvre. Je peux sans difficulté m’adapter à une proposition, même si elle ne correspond pas à mon univers. Par esprit d’équipe, et aussi parce que c’est mon job, je ferai tout pour la défendre. Naturellement, certaines productions posent plus de problèmes que d’autres. Et dans ce cas, il faut savoir se faire entendre pour travailler dans de bonnes conditions !
Après ce marathon au Théâtre des Champs-Élysées, quels sont vos projets ?
Une fois les représentations de Der Rosenkavalier terminées, je pars pour Zurich où je chanterai La Muse / Nicklausse dans une nouvelle production des Contes d’Hoffmann d’Offenbach, mise en scène par Andreas Homoki. Ensuite, je ferai mes débuts à Pesaro dans Zelmira de Rossini, monté par Calixto Bieito, ainsi qu’à Salzbourg dans Œdipus Rex de Stravinsky, en version de concert, dirigée par mon frère, Lorenzo Viotti. J’ai aussi quelques concerts crossover prévus avant de me produire pour la première fois en Amérique, à Dallas, dans le rôle dans Carmen. Les vacances ne sont donc pas pour tout de suite !

Enfin, envisagez-vous un jour d’enseigner le chant ?
C’est une certitude, je le fais déjà depuis plusieurs années avec un immense plaisir. C’est ancré en moi. J’aime transmettre, partager mon expérience et la confronter avec celle des autres. Je donne parfois des cours où je rencontre de jeunes chanteurs aux profils extrêmement variés. Notre époque permet désormais de dépasser, dans le monde lyrique, les stéréotypes liés à la vocalité, l’apparence et le genre. Récemment, lors d’une master class, j’ai rencontré une mezzo au crâne rasé, une basse en jupe et un ténor avec du rouge à lèvres. Cela montre que les lignes sont en train de bouger et que la jeune génération s’intéresse aussi à l’opéra. Et ça, c’est vraiment rassurant pour l’avenir !
Propos recueillis par CYRIL MAZIN
(1) Cet entretien a été réalisé le 11 mars, avant la décision de Marina Viotti de renoncer à interpréter le rôle d’Octavian.