Alors que paraissent, chez Harmonia Mundi, Psyche de Locke et l’album An Unexpected Mozart, l’inclassable chanteur français, rangé tantôt dans les ténors, tantôt dans les barytons, prépare son retour à l’Opéra-Comique, le 10 décembre, dans La Petite Boutique des horreurs.
Avez-vous abordé la musique par le biais de l’opéra ?
Oui, tout a commencé pour moi par un opéra pour enfants, Noye’s Fludde de Benjamin Britten, dans une mise en scène de Charlotte Nessi. C’était en 1990, à Montbéliard, ma ville natale. J’avais 10 ans. J’ai vu de l’intérieur ce qu’était une production lyrique, et j’ai décidé que ce serait mon métier ! Denis Morrier, spécialiste du baroque italien, a été mon professeur de culture musicale ; il a réussi à susciter ma curiosité. J’ai ensuite été présenté à Frantz Petri, qui enseignait à l’ENMD de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, avant de m’inscrire au CNSMD de Paris.
Quels souvenirs gardez-vous de votre passage au CNSMDP ?
Grâce à Peggy Bouveret, mon professeur de chant, qui privilégiait le bel canto, j’ai découvert un versant du monde de l’opéra que je ne connaissais pas. Parallèlement, j’ai choisi l’option baroque, assurée par Emmanuelle Haïm. Elle m’a prévenu : « La première qualité dans ce métier, c’est d’être résistant. » Surtout, l’administration m’a permis de m’absenter un mois, en 2002 : j’avais, en effet, été retenu par William Christie dans le cadre de la toute première édition de son académie, Le Jardin des Voix, qui prévoyait quinze jours de répétitions et quinze jours de tournée. Après cette parenthèse enchantée, je suis revenu au Conservatoire, où j’ai été Papageno (Die Zauberflöte). Alain Altinoglu, l’un des professeurs, dirigeait là un opéra pour la première fois !
Cette production de Die Zauberflöte a-t-elle été un tremplin pour votre carrière ?
Ma carrière a été plutôt progressive que fulgurante. Ma voix fait que les directeurs d’opéra ne m’imaginent pas facilement dans tel ou tel rôle, alors que chefs et metteurs en scène me distribuent plus facilement. C’est ainsi que j’ai pu chanter Egisto de Francesco Cavalli, Cachafaz d’Oscar Strasnoy… J’ai aussi retrouvé Alain Altinoglu, qui m’a permis de faire mes débuts à l’Opéra-Comique, en 2008, dans Roméo & Juliette de Pascal Dusapin.
Vous parlez de votre voix : qu’a-t-elle de particulier ?
Certaines personnes me prennent pour un ténor, d’autres pour un baryton…
Seriez-vous alors un baryténor, tessiture remise à l’honneur par Michael Spyres ?
C’est exact, mais je parle aussi volontiers de baryton Martin. En attendant d’autres défis, après avoir été longtemps Papageno, je vais chanter Monostatos, lors de la saison 2023-2024, sous la direction de François-Xavier Roth !
Votre tessiture ambiguë, vous l’avez mise à profit en chantant Pelléas (Pelléas et Mélisande)…
D’abord au « Festival Messiaen au Pays de la Meije », dans une version piano. Mon premier Pelléas avec orchestre, je l’ai chanté à Malmö, en 2016, sous la direction de Maxime Pascal et dans une mise en scène de Benjamin Lazar (DVD BelAir Classiques). Nous l’avons redonné à Montpellier, en mars dernier, mais sous la baguette de Kirill Karabits. J’ai en projet, pour la saison 2023-2024, d’être de nouveau Pelléas, cette fois à Toulouse, avec Victoire Bunel en Mélisande, dans la mise en scène d’Éric Ruf. Lorsque j’ai étudié le rôle, tout s’est mis en place naturellement ; je n’ai pas eu à faire entrer le personnage dans ma voix. Quant à chanter plus tard Golaud, question qui vient naturellement à l’esprit, je m’interroge… Pas tant sur le plan vocal que dramatique. Arriverai-je à puiser en moi la violence de Golaud ? L’atmosphère de l’opéra est sombre ; Mélisande, elle-même, est ambiguë. Seul Pelléas apporte de la lumière.
Par quels autres personnages pourriez-vous être séduit ?
J’aimerais chanter Rossini, pour la joie et l’énergie, mais ce ne serait pas nécessairement Figaro (Il barbiere di Siviglia). Et être le Comte Almaviva (Le nozze di Figaro), avant de mourir ! Je possède les notes du rôle, mais il faudrait une distribution adaptée, car on ne pense pas à mon type vocal pour ce personnage. Des collègues allemands m’ont dit qu’ils entendaient, chez moi, une couleur de Heldentenor : je pourrais donc, un jour, aller voir de ce côté-là… Et je m’imaginerais bien aborder Wozzeck. Il faut chercher du côté de ses limites !
Vous citez peu le répertoire français. Étant à la fois baryton et ténor, vous feriez un excellent Fieramosca dans Benvenuto Cellini…
J’ai chanté le petit rôle de Bernardino dans cet opéra, en 2003, en concert, à la Maison de Radio France, sous la direction de John Nelson (CD Virgin Classics/Erato). La saison dernière, j’ai aussi participé à La Vie parisienne, que l’on doit au Palazzetto Bru Zane : Alexandre Dratwicki, son directeur artistique, m’a confirmé qu’après Bobinet, il y avait d’autres personnages pour moi dans ce répertoire.
Et la musique d’aujourd’hui ?
Quelque chose dans ma voix touche certains compositeurs. Outre Dusapin et Strasnoy, j’ai chanté dans Trois Contes de Gérard Pesson, lors de sa création, en 2019, à l’Opéra de Lille, et j’ai plusieurs projets en vue, dont un en compagnie de Christian Rivet. Il nous revient de donner à la partition une troisième dimension : le système de notation de la musique est de plus en plus précis, mais il y a toujours quelque chose qui reste impossible à noter. C’est de là que naît la beauté de l’interprétation ! Tisser des liens entre les répertoires fait partie de mes obsessions. C’est ce qui m’a poussé à concevoir Songline : ce spectacle « seul en scène » s’inspire du livre The Songlines (Le Chant des pistes, 1987) de Bruce Chatwin, qui raconte la manière dont les Aborigènes ont cartographié le désert australien, avec leurs chants. Il s’agit d’un « itinéraire monodique », qui conduit de Guillaume de Machaut à Giacinto Scelsi ou Georges Aperghis. Il a été joué dans des lieux inattendus, un peu partout en France.
Songline est aussi devenu un disque, publié sous étiquette Son an ero ; et deux nouveaux enregistrements viennent de paraître, chez Harmonia Mundi : An Unexpected Mozart et Psyche de Matthew Locke…
An Unexpected Mozart, c’est une idée de Louis-Noël Bestion de Camboulas, qui a choisi d’utiliser des instruments du Musée de la Musique, et des orgues peu joués. J’y interprète deux lieder avec mandoline, l’ariette Dans un bois solitaire et une adaptation du monologue d’Hamlet, traduit en allemand : Sein oder nicht sein, sur une « fantaisie pour clavier » de Carl Philipp Emanuel Bach. Quant à Psyche, c’est en partie une reconstitution : la partition, créée à Londres, en 1675, contenait aussi des pages composées par Giovanni Battista Draghi, qui ont disparu, et que Sébastien Daucé a remplacées par d’autres pièces de Matthew Locke. En 2017, à l’Opéra-Comique, j’avais participé à un collage d’œuvres anglaises, intitulé Miranda, dans lequel on trouvait plusieurs pages de cette Psyche, qui ne m’était donc pas inconnue. J’y chante plusieurs rôles, dont celui de Mars, le dieu de la Guerre. Avec l’ensemble Correspondances, chacun est, à la fois, soliste et polyphoniste, ce qui favorise la souplesse vocale.
Quelle prononciation a-t-on choisie pour cet anglais du XVIIe siècle ?
Il ne s’agit pas d’une prononciation restituée, contrairement au choix qui avait été fait pour Venus and Adonis de John Blow, à l’Opéra-Comique, en 2012 (DVD Alpha Classics). Le résultat de notre travail avec Eugène Green était presque déconcertant, comme si l’anglais de cette époque avait ressemblé à une espèce de norvégien rustique ! Pour ce qui est de la langue française, j’ai déjà utilisé la prononciation restituée, à l’occasion du disque Je m’abandonne à vous, rassemblant des airs de cour sur les poèmes d’Henriette de Coligny, comtesse de La Suze (CD Harmonia Mundi). Certains pensent que le public va décrocher, en entendant une prononciation à laquelle il n’est pas habitué… Je crois, moi, à sa capacité d’écoute !
Cet automne, on peut aussi vous retrouver sur un DVD de L’Orfeo de Monteverdi, qui sort chez Naxos…
Cet Orfeo représente pour moi un moment de plénitude. J’avais déjà chanté le rôle-titre avec Jordi Savall, en version de concert, à Leipzig, mais ce DVD permet de retrouver le spectacle de l’Opéra-Comique, en 2021, dans la mise en scène de Pauline Bayle, que certains ont décriée, mais qui laisse la musique s’épanouir. La parution de ce DVD est une validation de mon travail avec Jordi Savall, ainsi qu’avec l’Opéra-Comique, où je chante, au moins, une fois par an !
C’est justement à l’Opéra-Comique, du 10 au 25 décembre prochain, qu’on pourra vous découvrir dans La Petite Boutique des horreurs (Little Shop of Horrors) d’Alan Menken…
Il s’agit d’une comédie musicale, créée à New York, en 1982, puis transposée à l’écran par Frank Oz, quatre ans plus tard. Traduite en français par Alain Marcel, elle a été réorchestrée par le compositeur Arthur Lavandier, l’un des collaborateurs réguliers de la compagnie Le Balcon.
Traduire une comédie musicale est un exercice périlleux : il y a un imaginaire propre au genre, mais aussi une prosodie qu’il ne faut pas malmener…
Sur les deux plans, le résultat est très convaincant. Je joue le rôle d’un vendeur de fleurs, naïf et amoureux transi, qui cultive une plante se nourrissant de sang humain ! On y trouve des chansons, de la drôlerie, du fantastique, presque à la manière d’un pastiche.
Dans quelles directions irez-vous ensuite ?
Ma carrière n’est pas linéaire, je le reconnais, et il faut beaucoup travailler quand on est sur plusieurs fronts à la fois ! Après La Petite Boutique des horreurs, je vais reprendre à Copenhague, en mars-avril 2023, une production de L’Orfeo qui n’a pu être représentée que deux fois, à cause du Covid. Je reviendrai à l’Opéra-Comique, du 23 juin au 1er juillet, pour chanter le rôle de Sander dans Zémire et Azor d’André-Ernest-Modeste Grétry. Ce sera ma première collaboration avec Louis Langrée, comme avec Michel Fau. Par ailleurs, comme j’enseigne l’interprétation des musiques anciennes à la Sorbonne Université, je vais faire deux séjours à Taïwan, pour promouvoir ce répertoire et travailler avec le Chœur de Chambre de Taipei. Dans mes cours, à Paris, je privilégie la musique médiévale, qui a grand besoin d’être reconnue et diffusée. Il est essentiel de ne pas se couper de ses racines. C’est dans cet état d’esprit que je vais enregistrer un ensemble de chansons de Josquin des Prés, envisagées du point de vue des formes fixes du Moyen Âge : virelai, rondeau, ballade.
Propos recueillis par CHRISTIAN WASSELIN