Badisches Staatstheater, 4 octobre
Que la carrière des Boréades ait tourné court du vivant de Rameau, après deux répétitions seulement, en raison notamment d’un avis de censure défavorable, n’a rien d’étonnant, tant l’influence d’une audacieuse philosophie des Lumières y dénonce l’arbitraire de toute forme de pouvoir absolu. « C’est la liberté qu’il faut que l’on aime » ou encore « Le bien suprême, c’est la liberté ! » : en 1763, une accumulation de formules bien trop subversives. En revanche, qu’à notre époque les possibilités de résurrection de cet ouvrage oublié dans les archives durant deux siècles se soit encore heurtées pendant plus de quarante ans à un imbroglio juridique invraisemblable, impliquant notamment John Eliot Gardiner, la Bibliothèque Nationale, l’éditeur français Alain Villain, puis enfin la Société Jean-Philippe Rameau, relève d’une singulière ironie historique. Un conflit aux rebondissements dignes des pires cabales de l’Ancien Régime !
Édition critique des Boréades enfin disponible, et l’hypothèque de droits d’exécution prohibitifs levée, ce n’est qu’à partir de 2018 qu’une diffusion vraiment normale a pu débuter. Dont, en 2021, la première représentation de cette tragédie lyrique en Allemagne, sur la scène du Staatstheater d’Oldenburg, en Basse-Saxe. Une production rapatriée à présent à Karlsruhe par l’intendant Christian Firmbach, et avec laquelle la scène badoise, forte d’une riche tradition haendélienne, consolide une nouvelle compétence dans le domaine de l’opéra français du XVIIIe siècle, déjà illustrée la saison dernière par la recréation scénique de la Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne, assurée par la même équipe artistique.
On constate une parenté évidente entre ces deux productions, toutes deux sombres et dépouillées, avec ici l’impératif de laisser davantage d’espace disponible pour la danse. De simples coulisses de velours noir, des chaises facilement déplaçables, et au fond un vaste écran de projection d’images numériques qui multiplie les effets intéressants, dont la superposition pêle-mêle de citations philosophiques signifiantes, palimpseste typographique perpétuellement renouvelé. Les superbes enchaînements d’éclairages turbulents, pour la longue tempête des actes III et IV, ont aussi beaucoup d’allure. Moins convaincantes, quelques allusions à des formes d’oppression politique plus contemporaines, trop artificiellement plaquées sur le propos. Mais le plus souvent, le statisme prudent du jeu d’acteur, compensé par la fréquente agitation de la chorégraphie d’Antoine Jully, fonctionne bien. Reste à tenir la gageure de cet opéra très long, au livret peu varié, et surtout laminé par une inexorable alternance entre chanté et dansé. Ici, le pari n’est pas tout à fait gagné, mais la proposition reste plus qu’honorable.
La collaboration des musiciens de la Badische Staatskapelle avec Attilio Cremonesi, jeu sans vibrato et phrasés nourris d’érudition scrupuleuse, n’avait pas vraiment convaincu dans la musique de Lemoyne. En revanche, pour Rameau, elle paraît plus adaptée, la sécurité technique des instruments modernes s’avérant au moins garante de carrures relativement fermes. A contrario, on n’est pas fâché de voir s’éclipser, après la scène de chasse du I, deux cors naturels qui viennent de commettre une ahurissante guirlande de couacs. À classer au même registre du musicologiquement militant, la remarquable performance de haute-contre – dans le sens le plus juste de l’appellation – de Mathias Vidal, Abaris d’un style impeccable, même si le sempiternel sort ornemental à réserver à chaque note longue ou cadence dans ce genre d’exercice peut finir par agacer.
Un seul français à l’affiche, mais au sein d’un ensemble bien sensibilisé à la diction. C’est le cas pour Konstantin Gorny et Armin Kolarczyk, piliers de la troupe, mais aussi pour les deux princes Boréades de Kihun Yoon et Sébastian Monti, tous deux expressifs et caricaturaux à souhait. Valeureuse Alphise d’Anastasiya Taratorkina, dont la voix vacille parfois à force d’orthodoxie pas totalement assimilée, mais qui parvient à nous toucher, dans ce joli rôle de souveraine qui aspire avant tout à pouvoir aimer librement.
LAURENT BARTHEL
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