Opéra, 5 novembre
Découvrant à Stuttgart, en 2012, L’Écume des jours, opéra qu’Edison Denisov (1929-1996) avait composé en 1981 d’après le célèbre roman de Boris Vian, Barbara Eckle – nommée à la tête de l’Opéra de Lille en 2025 – a eu l’idée judicieuse d’ouvrir la première saison qu’elle signe de son nom par une nouvelle production de cette œuvre qui n’était pas revenue en France depuis sa création mondiale, Salle Favart, le 15 mars 1986. Au début des années 1980, avec Schnittke et Goubaïdulina, Denisov appartient à cette génération de compositeurs russes qui tentent de s’affranchir du carcan soviétique en intégrant une variété de styles liés à l’Occident. Féru de jazz, dont celui d’Ellington, et de Michel Legrand, de chanson française, mais aussi de Debussy et de Wagner, il façonne une partition qui, bien au-delà de la citation, se veut « polystylistique » – même si, à l’époque, le musicien me contesta ce terme lors d’un entretien pour France Culture.
La gageure de porter sur scène le surréalisme débridé d’un texte datant de 1947 où se bousculent des thèmes aussi universels que l’amour, la maladie et la mort, n’effraie nullement le compositeur qui, en outre, rédige lui-même un livret qui privilégie l’ingénuité et la fragilité des personnages – on songe aux Enfants terribles de Cocteau – car, pour Denisov : « La vie les tue : ils ne peuvent supporter le monde affreux, méchant, déformé qui les entoure ».
Certes, l’aspect transgressif du roman s’est émoussé, et des éléments fantastiques comme le « pianocktail » ou la machine à pilules mi-chair mi-métal du pharmacien perdent de leur saveur et de leur comique sitôt réduits sur scène à de banals gadgets ; de même, l’écriture vocale, plus proche du parlé-chanté, accuse une certaine trivialité prosodique, heureusement relevée par un raffinement orchestral qui culmine au troisième acte. Denisov n’a pas son pareil pour fondre les timbres de ses instruments, les faire ruisseler et les entrechoquer, entre les deux saxophones, les vents, les cordes, la harpe, le célesta, le clavecin, les cloches tubulaires, les percussions et les guitares électriques. Même lorsque les protagonistes swinguent à la patinoire Molitor sur un air proche des Parapluies de Cherbourg (premier acte), que la chambre change de forme au rythme d’Ellington au II, ou que Tristan und Isolde de Wagner prophétise la fin de Colin et Chloé, ou encore que le thème funèbre du dragon de la Tétralogie ouvre le III : le compositeur combine et fusionne avec habileté une sonorité enjôleuse.
Tout le mérite en revient au jeune chef d’orchestre Bassem Akiki, remarqué en 2023 dans les créations d’On purge bébé de Boesmans à la Monnaie de Bruxelles (voir O. M. n° 189 p. 32) et d’Animal Farm d’Alexandre Raskatov à Amsterdam (voir O. M. n° 192 p. 35). Une direction à la fois enjouée et élégiaque qui épouse l’esprit de la partition, même si les chanteurs, en majorité étrangers, se débattent avec un français approximatif, excepté Katia Ledoux (Alise) et le Franco-Britannique Edwin Crossley-Mercer (Nicolas).
La mise en scène déploie des efforts d’imagination – amusante scène dansée de la patinoire et superbe troisième acte avec son nénuphar géant et sa terrible scène d’autodafé – mais cède à des afféteries hors de propos : Chloé entretient une « relation double » avec la Souris (Małgorzata Gorol) et Jésus apparaît en string à paillettes, tout bonnement parce que « Vian est un auteur queer ». Mais l’a-t-on déjà écouté chanter « J’suis snob » ? Étrange aussi que la biographie du compositeur ne figure nulle part : est-ce si dérangeant qu’un artiste soit russe à notre époque ? Né à Tomsk (Sibérie), rappelons que Denisov a vécu et travaillé à Moscou, sauf les derniers mois de sa vie, où il venu se faire soigner à Paris. Un bel hommage, néanmoins, de la part de l’Opéra de Lille, à cette figure de l’avant-garde russe qui montrait une nouvelle fois son attachement à la France en orchestrant en 1993 l’opéra Rodrigue et Chimène que Debussy avait laissé inachevé.
FRANCK MALLET
Cameron Becker (Colin)
Josefin Feiler (Chloé, Le Chat)
Katia Ledoux (Alise)
Elmar Gilbertsson (Chick)
Edwin Crossley-Mercer (Nicolas)
Natasha Te Rupe Wilson (Isis)
Robin Neck (Pégase, Le Prêtre, Le Sénéchal)
Maurel Endong (Jésus, Le directeur de la fabrique)
Floriane Duroure (Coriolan, professeur Mangemanche)
Małgorzata Gorol (La Souris)
Bassem Akiki (dm)
Anna Smolar (ms)
Anna Met (d)
Julia Kornacka (c)
Felice Ross (l)
Natan Berkowicz (v)