Teatro Real, 31 mai & 1er juin
Après Le Comte Ory (2014) et Il barbiere di Siviglia (2017), Il Turco in Italia est la troisième lecture rossinienne de Laurent Pelly. Dans ce nouveau spectacle, coproduit avec Lyon et Tokyo, le metteur en scène et costumier français, transposant l’action dans les années 1960, fait de Donna Fiorilla une jeune femme vivant dans un affreux pavillon de banlieue, auprès d’un mari (Don Geronio) lourd et ennuyeux. Grande lectrice de romans-photos, elle échappe à son quotidien médiocre, en se rêvant l’héroïne d’une aventure sentimentale avec un séduisant étranger (Selim).
Celui-ci apparaît, tout de blanc vêtu, sortant de la page d’un de ces magazines illustrés, dont Chantal Thomas fait l’arrière-plan du décor et le leitmotiv de la mise en scène. Dans la maison voisine, un scénariste à court d’idées (Prosdocimo) traîne son impuissance créatrice en robe de chambre et guette le moindre événement susceptible de lui offrir un peu de matière.
Toute cette première partie est lestée par la laideur ambiante voulue. Surtout, elle ne parvient pas à concilier, dans un récit crédible, le rêve de l’héroïne et la réalité dans laquelle elle continue de vivre, faisant disparaître le subtil second degré du livret de Felice Romani. Laurent Pelly a beau multiplier les arrêts sur images, en « encadrant » les moments clés, son concept paraît artificiel et le comique des situations lui échappe quelque peu.
Fort heureusement, la seconde partie, plus stylisée, se débarrasse de ce faux réalisme et accepte de jouer la carte du premier degré, dans un décor dont l’abstraction laisse toute la place à une incarnation plus naturelle des personnages. Si l’idée du roman-photo est toujours présente, ce n’est plus que de façon suggérée, ce qui favorise le rythme de l’action et son caractère rêvé, notamment dans la scène du bal masqué, très réussie.
Comme souvent, le Teatro Real de Madrid affiche deux distributions. En Donna Fiorilla, Sara Blanch – remplaçant Lisette Oropesa, souffrante, le 31 mai – se révèle subtile, avec une voix tout à la fois légère et pulpeuse, des suraigus impressionnants et, surtout, une élégance dans ses variations, qui rappelle qu’elle a fait ses classes à Pesaro. Chacune de ses apparitions parvient à dissiper l’impression de lourdeur qui pèse sur le spectacle.
À sa hauteur se situe le Don Geronio de Misha Kiria, doté d’une belle voix large et souple, particulièrement douée pour le chant sillabato, comme le prouvent son duo avec Selim et l’air ajouté à son intention, au II. Son ample physique, dont il joue avec humour, sied particulièrement au personnage.
Le Selim d’Alex Esposito se cantonne dans un registre bravache, faisant valoir une basse superbement timbrée, mais manquant de variété, de même que le Prosdocimo hystérique auquel Florian Sempey offre son solide baryton, mais peu de nuances. Curieusement, Edgardo Rocha ne semble pas très à l’aise dans l’air d’entrée de Don Narciso (ajouté dans cette version), mais se rattrape largement dans celui du II, où il donne la pleine mesure de son ténor charpenté et virtuose.
Le 1er juin, Sabina Puertolas compose une Donna Fiorilla plus mature et plus en phase avec la mise en scène que Sara Blanch. Si, vocalement, elle n’atteint pas à la même finesse, elle donne à l’héroïne beaucoup de caractère, avec un supplément de fantaisie et de sensualité.
Pietro Spagnoli ne se coule pas dans le moule d’un Don Geronio de banlieue et reste aussi distingué que possible, dans un personnage auquel il confère une touche d’autorité, qui contraste avec la bonhomie de son prédécesseur. Annoncé souffrant, Anicio Zorzi Giustiniani se montre, en effet, à la peine dans les deux airs de Don Narciso, avec des aigus forcés.
Visuellement et vocalement, Adrian Sampetrean est un parfait clone d’Alex Esposito, tandis que Chiara Amarù offre de Zaida une incarnation nettement plus colorée et plus charnelle que Paola Gardina. Mattia Olivieri, enfin, sonne plus léger et joue d’un comique moins appuyé que Florian Sempey.
D’une représentation à l’autre, la direction de Giacomo Sagripanti se libère du carcan métronomique, se révélant nettement plus vivante et efficiente, le second soir, et faisant briller l’orchestre rossinien, à la tête d’une phalange affûtée et de chœurs masculins impeccables. Du coup, la production en paraît moins artificielle.
Alfred Caron