Salle Favart, 31 mai
L’Opéra-Comique accueille, dans une coproduction avec le Scottish Opera, Opera Ventures et le Houston Grand Opera, l’une des plus récentes partitions lyriques de Missy Mazzoli (née en 1980) : Breaking the Waves, créé à Philadelphie, en septembre 2016. Cette compositrice bénéficie d’une belle réputation outre-Atlantique : elle s’est vu commander un nouvel opéra par le Met de New York, pour 2026.
Sur un livret du dramaturge canadien Royce Vavrek, l’ouvrage s’inspire non pas d’un roman ou d’une pièce de théâtre, mais d’un film, en l’occurrence Breaking the Waves (1996) du cinéaste danois Lars von Trier, dont il reprend le titre. L’histoire est celle de Bess McNeill, qui vit au milieu d’une communauté puritaine sur l’île de Skye, en Écosse, et tombe amoureuse de Jan Nyman, qu’elle épouse comme si elle épousait Dieu.
Mais Jan travaille sur une plate-forme pétrolière, où il est victime d’un accident qui, en le laissant paralysé, fait de lui un mort-vivant. Pour que sa femme continue de vivre, mais aussi pour qu’il se rappelle, lui-même, ce qu’est l’amour, il lui demande d’avoir des amants et de lui raconter ce qu’elle vit avec eux. Bess refuse d’abord, puis accepte ; au fil de rencontres de plus en plus dangereuses, elle meurt violée et poignardée.
Sur cette trame complexe, qui aborde des questions essentielles (la foi, la fidélité, la culpabilité…), Missy Mazzoli a écrit une vaste partition consonante, avec quelques escapades atonales. Il est difficile de ne pas penser au Britten de Peter Grimes, qui se situe, lui aussi, dans un village au bord de la mer, mais aussi parfois à Bernstein, voire à Gershwin (indépendamment du fait que l’héroïne s’appelle Bess !), même si la musique de la compositrice américaine est moins personnelle que celle de ses inspirateurs.
Les voix y sont traitées sur le mode de l’arioso, les moments les moins réussis étant les duos, les rares ensembles (dont un quatuor) n’allant pas plus loin que l’esquisse. L’orchestre a, pour sa part, quelque chose de touffu, alors qu’on aimerait, parfois, entendre des timbres différenciés. Quelques ostinatos, par ailleurs, nous rappellent que les États-Unis sont le pays des musiciens répétitifs.
Le premier acte est un peu languissant, qui oppose la candeur de Bess et Jan à l’austérité revendiquée de la communauté, représentée par un chœur exclusivement masculin. Ce chœur représente, aussi, la mauvaise conscience de Bess qui, à plusieurs reprises, oublie qui elle est, pour répéter avec docilité les mots qu’on attend d’elle. Plus concis, plus dramatiques, les deux actes suivants jouent davantage la carte du théâtre et multiplient les péripéties, jusqu’à faire de la fin une espèce de Passion, le corps de Bess étant pris dans les bras de Jan, entre-temps guéri, à la manière d’une Pietà.
Les chanteurs forment une équipe convaincante. Anglophones pour la plupart, ils sont très à l’aise avec l’articulation de la langue et ses couleurs. On apprécie la composition cinglante de la soprano Susan Bullock, comme l’autorité glacée du baryton-basse Andrew Nolen. On aimerait davantage entendre la belle voix de mezzo de Wallis Giunta, qui interprète, avec chaleur, Dodo McNeill, la belle-sœur de Bess. Le ténor Elgan Llyr Thomas donne une réelle humanité au Dr. Richardson, cependant que Jarrett Ott prête son solide baryton à Jan Nyman ; un peu uniforme en fiancé, au I, il se révèle plus ambigu dans les actes suivants, quand le personnage devient plus sombre.
Mais c’est Sydney Mancasola, avant tout, qu’il faut applaudir. Présente du début à la fin de l’opéra, la soprano américaine se jette dans le rôle de Bess McNeill avec une générosité confondante, sans donner le moindre signe de fatigue, malgré des scènes vocalement très éprouvantes, des aigus meurtriers et des corps-à-corps avec l’orchestre qui la mettent rudement à l’épreuve. Elle dessine un portrait équivoque de Bess, amoureuse exigeante, dont on devine, au fil de l’opéra, qu’il y a en elle une part de folie.
Le spectacle du metteur en scène britannique Tom Morris illustre le drame, sans chercher d’inutiles complications. Il se satisfait d’un réalisme efficace, avec quelques scènes érotiques un peu laborieuses (préparées par une « coordinatrice d’intimité » !), sans avoir recours à un excès de projections : nous sommes bien au théâtre, et non au cinéma. Un système de minces éléments verticaux permet de dessiner, à la fois, une église, une plate-forme pétrolière, un bateau, et de libérer des espaces, figurant une chambre ou un cabinet médical. Les lumières prennent des couleurs fantastiques, notamment lorsque le chœur intervient.
Si Mathieu Romano dirige l’Orchestre de Chambre de Paris avec une précision de chaque instant, il ne peut pas faire de miracle avec la trame instrumentale épaisse conçue par Missy Mazzoli, parfois très redondante. L’ensemble Aedes, que le chef français a fondé, il y a dix-huit ans, est présent sur la scène ; implacable, menaçant, il est, lui aussi, impeccable de rigueur, trois de ses membres – les barytons-basses Mathieu Dubroca et Pascal Gourgand, le ténor Fabrice Foison – assurant un petit rôle.
Il y a là bien des talents, qu’on aimerait mis au service d’une partition un peu plus allusive. O
CHRISTIAN WASSELIN