1 CD Deutsche Grammophon 486 2452
Sous son titre passe-partout, ce CD offre bien plus qu’une simple sélection de lieder, non seulement parce qu’il rassemble uniquement des cycles (ou extraits de cycles), mais parce qu’il constitue un tout, un parcours à suivre du début à la fin, sans en segmenter l’écoute.
Il s’agit, en fait, du programme que le baryton allemand Matthias Goerne et le pianiste russe Daniil Trifonov ont donné, à la Philharmonie de Paris, le 15 juin dernier – soit quatre ans après cet enregistrement de studio, réalisé en 2018. Un projet personnel, pensé, construit, porté par deux interprètes très investis.
Ainsi, l’emblème du romantisme que constitue Dichterliebe de Schumann prend un éclairage singulier, quand il est précédé des Vier Gesänge op. 2de Berg (quatre brefs lieder placés sous l’égide du sommeil, qui voient le musicien s’émanciper de la tonalité et de l’héritage post-romantique) et suivi des Michelangelo-Lieder de Wolf, de trois extraits de la Suite sur des vers de Michelangelo Buonarroti de Chostakovitch (Dante, Mort et Nuit) et des Vier ernste Gesänge de Brahms.
L’ensemble, d’une forte charge métaphysique – les thèmes de la mort et de la désillusion le traversent –, tire une densité symbolique supplémentaire de la présence des œuvres ultimes de Brahms, Wolf et Chostakovitch. Et son caractère sombre, voire lugubre, convient beaucoup mieux qu’Im Abendrot, précédent récital de Matthias Goerne chez Deutsche Grammophon (voir O. M. n° 172 p. 69 de mai 2021), à la voix actuelle du baryton.
Patine chargée d’ombres, teintes assourdies – aspect plus sensible au disque que sur le vif, à la Philharmonie –, rarement Dichterliebe aura paru à ce point tamisé d’un voile d’amertume, là où d’autres interprètes laissent une place au rayonnement vocal. On est vraiment à des années-lumière de la première gravure du cycle par Matthias Goerne, avec Vladimir Ashkenazy (Decca, 1997). De même, les Vier ernste Gesänge diffèrent de la version avec Christoph Eschenbach (Harmonia Mundi, 2015), explorant davantage leur dimension apaisée.
Le risque, évidemment, est celui de la monochromie, un gris permanent qui prive, par exemple, le dernier des Michelangelo-Lieder (Fühlt meine Seele das ersehnte Licht) de la lumière évoquée, ou uniformise à l’excès les trois Chostakovitch – aux voyelles russes pas très idiomatiques, par ailleurs.
Si quelques fa ou fa dièse aigus sont désormais atteints à l’arraché (Schumann et Brahms), on est encore plus gêné par le vibrato qui brouille l’intonation, notamment dans l’hyperchromatisme de Wolf et Berg, et, comme toujours, par la façon dont le chanteur estompe le relief de sa propre langue, en minimisant maintes consonnes : « h », doubles « m », finales…
Virtuose rompu, dès l’enfance, à la musique en duo, Daniil Trifonov est un partenaire très à l’écoute, aux vastes possibilités techniques en matière de legato, d’articulation, de demi-teintes, particulièrement impressionnant dans Schumann, peut-être un rien moins à son aise chez Wolf.
Un étonnant parcours.
THIERRY GUYENNE