Floirac, Halle 47, 28 juin
C’est un témoin de l’époque où sur la rive droite de la Garonne, Floirac était foyer d’industrie, une nef de béton brut de 200 m de long, délaissée, mais à la puissance d’esprit d’une cathédrale romane, un lieu de foi, en l’industrie, baigné des lueurs fauves d’un soleil déclinant avant la nuit claire. Assez prégnant pour que Raphaël Pichon y ait installé son festival « Pulsations ». Devant les gradins qui la coupent en deux, Juana Inés Cano Restrepo a couvert le sol de terre brune, d’où émergent comme enlisés deux gros bourdons couchés d’une église disparue. À jardin, les 44 instrumentistes de Pygmalion, disposés en gradins ; à cour, l’assemblée des fidèles, assise. Éclairage parcimonieux, nuées, avec l’éblouissement des projecteurs face au public quand surgissent des réfugiés qui feront exploser la bonne conscience du village à l’heure de Pâques.
La Passion grecque, c’est d’abord Le Christ recrucifié, un roman poignant de Níkos Kazantzákis, dont Bohuslav Martinů tira sa dernière œuvre lyrique, créée à Zurich en 1961. Présentée ici dans sa version française de 1967, arrangée pour formation réduite par Arthur Lavandier et raccourcie de vingt minutes pour l’occasion. Le texte, retraduit par Raphaël Pichon, est aussi prenant que la partition, tant il confronte la bien-pensance de ce village qui suit son Pope pour refuser sa compassion à la misère de réfugiés, grecs aussi, que seuls ceux qu’on a choisis pour jouer la Passion vont, tel Katarina, la Marie-Madeleine qui partira avec eux, et Manolios, le berger qui s’est identifié au Christ jusqu’à en mourir, défendront.
Le merveilleux tintinnabulement d’un carillon invisible et des enfants qui dansent font oublier la chaleur qui a envahi le lieu en ces jours de canicule. Les cloches pascales sonnent enfin, impérieuses, l’orchestre va s’insinuer, serpenter avec la séduction d’un moelleux indicible de ses bois, et les admirables interventions du cor anglais (ô Tristan !),les doux balancements de l’accordéon. Le théâtre, simple, sans effet, se dissout dans une sorte de Mystère dont le naturel profond est plus explicite encore. Il nous parle de notre quotidien télévisuel, avec la puissance de la foi. C’est pourquoi le chœur Pygmalion est si convaincant : il sera l’acteur premier de la soirée, en matière d’émotion.
Peu à peu, les voix solistes se font (toutes) marquantes : celle de Grigoris/Matthieu Lécroart, arc-bouté sur son refus des autres ; celle, noire, de Fotis/Thomas Dolié, si chaleureux dans l’imploration ; celle de Yannakos/Marc Mauillon à la poésie sensible. Mais aussi celle de Camille Chopin, délicieuse Lenio ; de Mélissa Petit, ardente veuve bientôt énamourée de Manolios/Julien Henric, innocent formidable, qui bientôt aura la force des prêches du Christ revenu, pour prendre conscience de la nécessité de son sacrifice, et achever son parcours avec sa harangue hypnotique.
Le lyrisme des mots, intemporel, domine, avant de marquer ses plus grands effets en fin de partie. N’est ce pas là un testament, pour l’auteur, pour l’humanité ? C’est la force de l’œuvre aussi de se montrer adaptable : il y a trente-cinq ans, à l’Opéra-Comique, importée de Prague, hier dans l’exceptionnelle production du Manège des rochers de Salzbourg (voir O. M. n° 196 p. 75 d’octobre 2023), elle était toute autre, et nous portait le même message d’émotion primaire.
On sort abasourdi d’avoir tapé du pied comme à Bayreuth les soirs de fête majuscule. Et on voudrait que cette impression forte soit plus longtemps partagée après ces quatre soirées. Car c’est aussi ça, l’opéra hors-les-murs, le pari du génie d’un lieu, de la sensibilité d’une proposition, et de l’affrontement à la vérité d’une œuvre.
PIERRE FLINOIS