Stavros Niarchos Hall, 19 octobre
Ouvrir une saison lyrique avec La Gioconda, c’est faire preuve de courage et d’ambition. Deux qualités que Giorgios Koumendakis, directeur artistique du Greek National Opera, déploie sans relâche pour inscrire l’institution athénienne parmi les plus attractives d’Europe. Voici donc le chef-d’œuvre de Ponchielli sur la scène ultramoderne du Stavros Niarchos Hall, dans une coproduction avec le Festival de Pâques de Salzbourg 2024. Hélas, la transposition contemporaine -d’Oliver Mears repose sur un propos aussi appuyé qu’arbitraire : la tragédie de Gioconda, fondée sur l’amour contrarié et le sacrifice, est détournée en vengeance féminine contre les hommes. Énième jalon d’une tendance militante usée jusqu’à la corde. Le public ne s’y trompe pas et manifeste son désaccord lors des saluts. Dommage, car les décors épurés de Philipp Fürhofer et les lumières soignées de Fabiana Piccioli auraient pu fournir un cadre idéal à une lecture plus nuancée.
Si le spectacle confirme les réserves exprimées par Nicolas Blanmont lors de la création (voir O. M. n° 202 p. 39), il offre surtout l’occasion rêvée d’entendre Anna Pirozzi dans le rôle-titre. Tout en retenue, la soprano italienne aborde son écriture meurtrière par la voie du bel canto : maîtrise des nuances, élégance de la ligne, noblesse du phrasé. Une Gioconda intériorisée, libre de tout effet superflu, à la sincérité de plus en plus touchante au fil de la soirée. Le plateau féminin brille également par la somptueuse Laura d’Alisa Kolosova – son timbre cuivré et son aigu éclatant font merveille – et par la Cieca au legato de violoncelle d’Anita Rachvelishvili, ovationnée pour son retour tant attendu sur les planches.
Du côté des hommes, Dimitri Platanias campe un Barnaba d’une brutalité glaçante, souvent poussée au paroxysme, tandis que la basse stentorienne de Tassis Apostolou confère à Alvise une noirceur de sociopathe. Les rares touches d’humanité dans ce sombre univers masculin viennent de Francesco Pio Galasso, Enzo au timbre charmeur et aux aigus lumineux qui compensent le manque d’assise dans le médium et de souplesse dans le phrasé.
Et si l’orchestre et les chœurs s’illustrent par leur engagement et leur vitalité sans faille, c’est au prix d’une décharge de décibels parfois incontrôlée, sous la baguette plus grandiloquente que raffinée de Fabrizio Ventura. Mais le métier est solide, crucial dans les grandes scènes d’ensemble, et préserve sans compromis la valeur fondamentale de cette partition irrésistible : sa puissance dramatique.
PAOLO PIRO