Opéras La force brute de Turandot à Amsterdam
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La force brute de Turandot à Amsterdam

22/12/2022
© Dutch National Opera/Monika Rittershaus

De Nationale Opera, 2 décembre

C’est d’abord, dans l’obscurité totale, un murmure indistinct, entre sifflement et chuintement, d’où peu à peu se détachent des mots –  « Straniero, ascolta ! », puis « Non indugiare ! Se chiami, appare quella che, estinti, ci fa sognare », ceux-là mêmes que prononceront les ombres de ceux qui sont morts pour Turandot. Et puis, un cri perçant, avant que n’éclatent les cinq accords que Puccini a placés comme en exergue de son ultime opéra.

Par cette sorte de prologue, Barrie Kosky fait, à sa manière toujours imprévisible, table rase. Et n’a, pour se débarrasser de la Chine de légende, ou bien plutôt de pacotille, du livret d’Adami et Simoni, recours, ni à la psychanalyse, ni à une dystopie saturée de vidéos ou de rayons laser – devenue, des différentes productions signées par plusieurs membres de La Fura dels Baus à la scénographie réalisée, en juin dernier, au Grand Théâtre de Genève, par le collectif japonais teamLab, la norme actuelle dans cet ouvrage.

Comme Philipp Stölz, au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, Barrie Kosky part du principe, énoncé par Ping, Pang et Pong, que Turandot n’existe pas (« Turandot non esiste ! »), mais en tirant ce fil dramaturgique de façon bien plus radicale. Dans une esthétique d’une noirceur qui est sa signature – quelle que soit l’équipe dont il s’entoure –, le metteur en scène australien anime, et pousse jusqu’au paroxysme, une abstraction poétique en forme de danse macabre.

Invisible, Turandot est un fantasme collectif émané de l’au-delà, un souvenir, peut-être, à moins qu’il ne s’agisse d’un rêve, ou bien plutôt d’un cauchemar, ressassé par l’esprit des trépassés. Jusqu’à l’obsession, en vérité, qui fut aussi celle du compositeur, incapable d’achever son œuvre. Cette impasse se traduit par l’absence de finale – ni Alfano, ni Berio. Comme un éternel recommencement, après que la musique s’est éteinte, les voix du début bruissent à nouveau.

Entre élans chorégraphiques – Otto Pichler imprime le rythme du « musical », à la tradition mexicaine du Dia de Muertos – et images d’un onirisme à couper le souffle, le sens du spectacle de Barrie Kosky laisse, comme souvent, pantois. Mais, surtout, jamais Turandot n’avait dégagé cette force brute, cette violence, portées par un chœur élevé au rang de protagoniste, dont la puissance d’incarnation collective – une constante, à Amsterdam – noue d’emblée la gorge et tire des larmes.

Ce n’est pas une foule, c’est une vague, qui, au premier acte, emporte tout sur son passage, mêlant, dans une irrépressible urgence du chant et des corps, prisonniers d’une immense boîte aux parois réfléchissantes, la cruauté, l’effroi et la pitié. Les individualités qui surgissent de cette masse – à moins qu’elle ne les rejette – n’ont, dès lors, d’autre substance qu’archétypale.

S’ils échappent aux gesticulations de la commedia dell’arte, Ping, Pang et Pong n’en mènent pas moins ce funeste bal avec une cinglante énergie, qu’accroît le parfait équilibre entre German Olvera, par ailleurs Mandarin affûté, Ya-Chung Huang et Lucas van Lierop.

Liang Li est un Timur de belle facture, dans ses fugaces emportements de roi déchu, comme dans la douceur de la douleur. Et Kristina Mkhitaryan déploie les sortilèges d’une lumière pulpeuse, moins fragile que d’autres Liù, et pour cette raison même, plus poignante encore dans son geste irrépressible.

S’il phrase supérieurement son air, Najmiddin Mavlyanov achoppe sur l’aigu, court et sans éclat, et plus généralement sur la projection, dont le défaut tend à souligner la terne présence de son Calaf. Même dissimulée au regard, Tamara Wilson offre, à l’inverse, une Turandot phénoménale.

Depuis les hauteurs, l’instrument se déploie sur cet ambitus escarpé avec une évidence, une facilité même, qui n’en émoussent pas le tranchant : à la fois charnu et dardé, il se plie à toutes les nuances, que le défi constitué par la tessiture empêche la grande majorité des titulaires de tenter de respecter. Pareil accomplissement s’écoute bouche bée.

Sous la baguette de Lorenzo Viotti, l’orchestre maison se hisse à des hauteurs que leur Tosca de la saison passée laissait espérer. Peut-être l’interprétation du chef suisse paraît-elle moins neuve que dans le premier volet du « cycle Puccini », que le directeur musical du DNO a entrepris avec Barrie Kosky. Simplement parce que la voie moderniste qu’il emprunte a déjà été, dans cette partition emblématique de la fin d’une tradition, presque d’un monde, explorée par quelques-uns de ses plus éminents aînés, Riccardo Chailly en tête.

Mais sa maîtrise des rapports de tempi, et son sens de l’argotique, sa mise à nu des couleurs, sans sacrifier la profondeur de la pâte orchestrale, portent décidément la marque d’un très grand chef lyrique.

MEHDI MAHDAVI


© Dutch National Opera/Monika Rittershaus

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