Théâtre Le Liberté, 13 mai
L’Opéra de Toulon conclut sa deuxième saison « hors les murs » (pour travaux) par une Belle Hélène déjantée au Théâtre Le Liberté. Il faut lire la note d’intention pour comprendre qu’Alice Masson et Quentin Gibelin situent l’action dans un futur proche, post-apocalyptique, où Hélène serait une influenceuse à la Kim Kardashian. Mais heureusement, dans ce monde d’où la technologie est bannie, cela ne s’illustre pas par des vidéos, SMS, téléphones portables et autres facilités de mises en scène actuelles.
Qu’importe en fait, car les maîtres d’œuvre, issus de l’univers de la danse et du cabaret – la première signant aussi les chorégraphies, et le second les costumes – montrent un vrai savoir-faire théâtral de tradition, qui fait mouche. La touche d’Antiquité est donnée par les ruines de colonnes en fond, et l’on peut se laisser emporter par ce spectacle bon enfant sans se préoccuper de cette lecture dystopique : libre à chacun de goûter sans arrière-pensée cette esthétique très flashy et décalée, où prédomine le vert au premier acte puis le rouge au troisième, le deuxième acte faisant se rencontrer une Hélène en armure et casque façon Artémis et un Pâris en habit de lumière et coiffé d’un diadème !
On rit beaucoup à un humour très potache, avec plus d’un gag gay-friendly : Oreste est si intergenre que son Agamemnon de papa hésite à l’appeler « mon fils » ou « ma fille », optant finalement pour « mon enfant » ; l’air « Au mont Ida » est illustré par les pantomimes successives des trois déesses concourant pour la palme de la beauté, celle de Vénus étant interprétée par un travesti… Sans oublier un Pâris qui, sous son déguisement de grand augure de Vénus, dévoile soudain un drapeau arc-en-ciel pour entonner « je suis gai, soyez gais » !
On regrette quand même maintes coupures, un peu dans la partition (notamment le premier couplet de « Dis-moi Vénus », et toute la scène du jeu de l’oie), mais essentiellement dans les dialogues, par ailleurs largement réécrits. La liaison entre les scènes s’en ressent, et maint personnage perd en épaisseur, en particulier Pâris, qui n’a ici que la seule charade pour faire briller son intelligence, sans calembour ni bouts-rimés. Et si le ballet d’hommes-grenouilles donne un très poétique début d’acte III, les chorégraphies générales semblent plus sommaires.
La soirée est menée tambour battant grâce aussi à la direction alerte et spirituelle de Romain Dumas, qui ne néglige pas pour autant de détailler le raffinement de l’orchestration. Dommage toutefois que le chœur soit si souvent à la traîne et décalé.
La distribution, jeune, et où tous sauf Ménélas sont en prise de rôle, se montre d’une implication scénique sans faille. Se détache la superbe Hélène d’Anne-Lise Polchlopek, impressionnante par sa stature comme par son beau mezzo dense et puissant, sachant s’alléger pour se faire insinuant ou voluptueux, et se plier, avec un second degré réjouissant, aux virtuosités (trilles, vocalises et aigus fulgurants compris) du fameux « Ô ciel ! L’homme à la pomme ». Seul non francophone, le Néo-Zélandais Filipe Manu souffre un peu dans les dialogues et déforme beaucoup les voyelles de ses airs, mais son joli ténor léger, au suraigu très performant, convient si parfaitement à Pâris – qui après tout est à Sparte un étranger – qu’on lui pardonne ses approximations.
On ne perd pas en revanche un mot du reste du plateau. La belle basse de Joé Bertili confère toute son autorité à Calchas, mais pâlit un peu face au baryton somptueux et stentorien de Jean-Kristof Bouton en Agamemnon. Ténor de caractère, Charlie Guillemin est un Ménélas désopilant, alors que, flanqué d’accortes Parthénis et Léœna (Charlotte Bozzi et Héloïse Poulet), l’Oreste androgyne de Brenda Poupard profite de son mezzo fin et nerveux. Plus effacée, la Bacchis d’Axelle Saint-Cirel, aux côtés des solides Ajax premier et deuxième, et d’un Achille sans histoire.
Ce spectacle qui a enchanté petits et grands sera repris à l’Opéra Orchestre Normandie Rouen, théâtre coproducteur.
THIERRY GUYENNE
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