Le timbre fumé et l’incarnation tout-terrain du ténor ont longtemps été associés aux partitions mozartiennes, bien qu’il n’ait jamais cessé de voguer entre les répertoires. Si le Lyonnais a déjà répondu avec ferveur à l’appel de Gluck, le répertoire français lui promet un avenir radieux, fort de ses récents débuts en Don José, et à l’aube de son premier Jason, dans la version originale de Médée de Cherubini, à l’Opéra-Comique et à l’Opéra Orchestre National Montpellier Occitanie. 

Pour Médée de Cherubini, vous effectuez vos débuts en Jason dans une rare version opéra-comique, avec des dialogues en alexandrins, notamment adaptés de la première tragédie de Corneille…

Si cette version est rare, c’est qu’on n’a peut-être pas fait suffisamment confiance aux interprètes, jusqu’à présent. Il est extrêmement flatteur pour un Français de défendre cette extraordinaire musique des mots. Le parlé se transforme en chanté au moment où l’émotion n’est plus descriptible. C’est au chef et aux acteurs-chanteurs de donner un rythme et une intelligibilité au texte, pour qu’il puisse glisser aisément vers la musique. Ça faisait longtemps que je n’avais pas appris de « poésie ». Le processus intellectuel avec les alexandrins est complètement différent de celui avec du texte en musique. Là, je m’enregistre en train de déclamer les vers pour mieux faire entrer le texte en moi, et une fois le rythme des mots bien réglé et les rimes intercalées, j’oriente mon esprit comme un programme informatique. Montrer ses qualités d’acteur est une chance pour un chanteur. Je ne fais pas partie de ceux qui trouvent ça secondaire à l’opéra. C’est aussi important que la ligne vocale et que la fosse d’orchestre !

Quand on débute avec du Mozart principalement, comme c’est votre cas, se sent-on obligé d’interpréter ses œuvres tout au long de sa carrière ?

Je ne dois rien du tout à Mozart, à part la reconnaissance infinie de nous avoir offert tous ces bijoux, dont je ne me suis jamais lassé. Mozart fait partie de la vie de tout musicien, du moins en début de carrière, car c’est un bon traitement physiologique et vocal. Même si on ne l’interprète pas en public, il est toujours bon d’y revenir pour s’astreindre, quand on entre dans des répertoires plus larges, à une discipline vocale et esthétique, à une rigueur, pour maintenir les émotions et l’émission vocale. Et tant mieux que je ne me sente pas redevable de Mozart, parce que ma carrière opère vraiment un virage, mon répertoire change. Je pourrais peut-être aller vers des Mozart de quadragénaires ou de quinquagénaires, comme les rois – je serais par exemple très heureux de chanter Idomeneo –, mais revenir à d’autres rôles que j’ai faits dans le passé manquerait peut-être de cohérence par rapport à mes saisons actuelles, plus lyriques.


Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail, à Genève (2020). © Carole Parodi

Parmi ces nouveaux rôles plus lyriques figure Don José, dans la production « Comme en 1875 » du Palazzetto Bru Zane. Y a-t-il eu aussi une réflexion musicologique sur la façon de le chanter ?

Non. Si on me propose Don José, c’est pour ma voix et ma personnalité actuelles. Je ne me verrais pas moduler mon émission vocale parce que le style d’interprétation était différent à l’époque, surtout pour un rôle aussi dangereux. Après quinze ans de carrière, je réalise qu’il faut revenir au plus simple appareil de l’instrument pour servir au mieux l’écriture. Résultat : mes aigus sonnent bien mieux ! Je suis d’ailleurs dans une période d’exaltation vocale, comme si je commençais une nouvelle carrière. Moi qui m’entendais ténor mozartien, je n’avais jamais vraiment espéré aborder Don José. Mais on a parfois besoin de se faire violence soi-même pour accéder à d’autres registres. Et je suis infiniment reconnaissant que des personnes, qui m’ont entendu par le passé, m’aient pressenti en Don José, et bientôt en Faust et Werther, voire peut-être en Des Grieux (dans Manon de Massenet). Le prochain Hoffmann qui se présente, je l’accepterai sûrement. Je regarde l’avenir avec délectation, car j’ai l’impression de devenir un chanteur adulte.

Vous semblez très ouvert sur les répertoires, y compris la création contemporaine (Quai Ouest de Régis Campo, Bérénice de Michael Jarrell, Shirine de Thierry Escaich) et les œuvres rares (Christophe Colomb de Félicien David, Le Vaisseau fantôme de Louis Dietsch…), avec peu de représentations par rapport à l’important travail à fournir…

Je travaille vite, ça n’a jamais été un problème pour moi, tant que la musique me plaît. Certains chanteurs font trois rôles dans leur vie parce qu’ils les aiment vraiment, qu’ils constituent des valeurs sûres pour des directeurs, ou qu’ils ont plus de difficultés à apprendre une nouvelle grande partition. On peut parler de la carrière d’un chanteur comme d’épargne et de retraite : on capitalise sur le grand répertoire. Après Die Zauberflöte et Don Giovanni, Carmen et La traviata vont continuer à payer mes factures ces vingt prochaines années, ce qui n’enlève absolument rien au plaisir de les chanter ! On fantasme parfois sur le choix des rôles par les chanteurs, mais hormis quelques rares personnes (dont je ne fais pas partie), on traite les appels entrants, ce qui entre au planning et dans le gosier. On est au service de la machine lyrique ! On doit faire confiance aux gens qui nous recrutent, car la décision du chanteur est illusoire. C’est déjà un immense privilège de se faire appeler, car il y a peu de levers de rideau par rapport à ceux qui veulent être sur scène.


Tamino dans Die Zauberflöte, à Paris (2019). © Opéra National de Paris/Svetlana Loboff

La vie d’un chanteur lyrique consiste donc à se laisser porter ?

Je ne me considère pas vraiment comme chanteur. C’est mon métier, pas ma vie. Je ne suis pas monomaniaque de ma voix ou de l’opéra. J’ai toujours gardé cette distance, en me nourrissant de plein d’autres choses qui servent mon interprétation. Je garde encore cette gourmandise à aborder des rôles. En master class, je dis souvent aux jeunes de se connecter avec le plaisir de chanter. La recherche permanente de technique est physiquement contraignante, si bien qu’on peut parfois en oublier la mission d’apporter du divertissement et de l’émotion au public. Et je ne parle pas des quelques personnes qui s’attendent à une interprétation proche d’un disque gravé il y a cinquante ans, ou de critiques déçus pas la mise en scène. Ce qui m’intéresse, c’est la vibration qu’il y a dans le théâtre, le baume au cœur qu’on peut donner à ceux qui vont au spectacle pour rire, pleurer ou même sortir déprimés, bouleversés. Il n’y a rien de pire que de s’être ennuyé !

L’ennui des spectateurs peut-il être évité en alignant le metteur en scène et les chanteurs au cours des répétitions ?

Par professionnalisme, il est absolument nécessaire que tout le monde entre dans le jeu, en partant du principe que le metteur en scène est honnête, a travaillé, et respecte tous les participants de la production. Je me fiche d’être malmené ou de défendre un propos polémique, tant que ça sert un fil rouge. S’en remettre à un metteur en scène fait partie du -travail. Il est garant de la cohérence esthétique d’un spectacle, de la même manière qu’un directeur musical est garant de la cohérence musicale. Beaucoup de choses se discutent en répétition, mais je n’ai jamais dit non à des consignes, même dans des postures compliquées. Tant pis si on chante un peu moins bien, du moment qu’on joue vrai ! Quand je suis spectateur, je suis évidemment ému par la musique et le chant, mais encore plus quand la vérité d’une situation m’explose à la figure. C’est l’honnêteté qui touche le public, pas juste la beauté du chant ou la reproduction de choses attendues. Le public avant tout, pas l’œuvre avant tout.

Vous vous êtes définitivement orienté vers une carrière musicale après un Master en Droit des affaires. Pour quelle raison ?

Initialement, c’était un concours de circonstances, car je m’étais inscrit trop tard à l’examen du barreau (pour devenir avocat), puis une forme d’insouciance, d’aller vers quelque chose de divertissant. J’avais toujours fait du théâtre et de la musique, mais les deux ont soudain fusionné quand j’ai interprété « La Fleur que tu m’avais jetée » (Carmen) avec l’orchestre d’une école de musique, lorsque j’étais encore en droit. Ce plongeon incroyable, de chanter seul, m’a fait entrevoir une perspective grisante, et j’ai décidé de faire un an de musique à fond. J’ai été pris au CNSM de Lyon sans technique préalable (malgré ma formation solide à la Maîtrise des Petits Chanteurs de Lyon), sans savoir ce qu’était un chef de chant, en interprétant les deux seuls airs que je connaissais : « Du bist die Ruh » de Schubert, et « Au Mont Ida » dans La Belle Hélène. La vie m’a orienté vers ce pour quoi j’étais vraiment fait, malgré ma vocation d’avocat depuis mes 10 ans. Je n’étais pas sûr de pouvoir gagner ma vie en chantant, et aujourd’hui, je m’étonne encore que ce soit le cas !

Avec votre passé dans le droit des affaires, êtes-vous sensible aux scandales des violences sexuelles et sexistes à l’opéra ?

Je ne peux pas ne pas les suivre, car je connais la plupart de ceux qui sont impliqués dans ces affaires. La justice est la seule en mesure d‘arbitrer ces conflits. Tant mieux, car ça donne une fin à l’histoire. Hélas, car il faut arbitrer des sujets qui ne sont pas encore tout à fait clairs, à un moment où la société apprend encore en tâtonnant, malgré les avancées formidables qui ont eu cours ces dernières décennies, notamment sur la place des femmes et des personnes LGBTQIA+, ainsi que sur le moyen de contenir des prédateurs sexuels. Je m’intéresse beaucoup aux discussions éthiques qui découlent de ces affaires et font évoluer la société dans le bon sens. Je suis ultra-humaniste, et peut-être naïf, mais selon moi, il y a quelques sujets malades qui font beaucoup de mal, et une immense majorité de gens bienveillants.


Cinna dans La Vestale, à Paris (2024). © Opéra National de Paris/Guergana Damianova

Vous avez dit, à quelques occasions, espérer faire de la direction d’orchestre. Cet autre plongeon est-il toujours d’actualité ?

J’ai une fascination sans réserve pour les chefs d’orchestre, bien plus que pour les chanteurs ou les metteurs en scène, car ils incarnent des aspects à la fois humains et artistiques, font intervenir la pédagogie, la culture personnelle, l’instinct, l’autorité naturelle, l’efficacité et l’élégance du geste. Ils doivent gérer chaque individualité, souvent en plusieurs langues, insuffler un peu de légèreté et d’humour pour transmettre leurs idées, voire aller chercher de l’argent et recruter des instrumentistes et des équipes. Je crois que j’ai trop de respect pour les chefs d’orchestre pour pouvoir faire le plongeon un jour. C’est un chemin qui commence tôt, pour pouvoir maîtriser toutes les clés, tous les tempéraments, les aspects techniques de l’écriture, l’harmonie, le contrepoint et le répertoire. Et dans le milieu de l’opéra, les chanteurs ne sont en général pas pris au sérieux pour la direction musicale – le sarcasme « Tu fais ton Plácido Domingo » revient souvent –, contrairement aux pianistes ou aux violonistes.


Edgardo dans Lucia di Lammermoor, à Bordeaux (2018). © Vincent Bengold

À quels défis le monde de l’opéra est-il confronté aujourd’hui ?

La réflexion doit se porter sur le modèle financier de l’opéra. Je trouve ultra-démagogique de parler d’ouverture au public, alors que les théâtres le font déjà et sont submergés par les obligations des tutelles. Dire que l’opéra est cher et réservé à une élite est absolument faux. On ne lève pas assez de rideaux, car les frais structurels sont démentiels, il ne reste plus assez d’argent pour l’artistique. La France a l’immense privilège d’avoir un État qui s’est toujours investi. Ce sont plutôt les tutelles locales qui comprennent moins l’importance sociétale de nos métiers. Un audit privé sollicité par l’Opéra de Lyon en 2011 avait conclu que pour chaque euro de subvention, l’institution générait 0,80 € de retombées sur la consommation des spectateurs, et 2 € d’impact économique par l’activité de l’institution et de ses partenaires, hors tourisme local. C’est un tissu économique qui remplit des restaurants et des hôtels, crée des fonds propres aux théâtres ; certainement pas un luxe sous perfusion des finances publiques.

Comment entrevoyez-vous l’avenir des maisons d’opéra, dans ce cas ?

Il faut se détacher petit à petit du fait que la subvention soit l’unique solution. Personne ne peut nier que l’État tienne le loup par les oreilles. Il arrive souvent qu’un grand mécène ou qu’une fondation d’entreprise soutienne un projet ou une institution ponctuellement. Ce n’est pas pérenne. Les théâtres vont être amenés à multiplier les sources de mécénat et de billetterie, ainsi que les mutualisations de production entre eux. Les gros titres, populaires, devraient peut-être représenter une plus grosse partie des programmations, sans rien enlever à la création et aux curiosités.

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