Tel le Phénix, l’ex-patron du Théâtre du Châtelet renaît, à l’image du mythique cabaret des Champs-Élysées, rebaptisé Lido 2 Paris, dont il est le président et le directeur artistique, depuis l’an dernier. La salle rouvre ses portes, après d’importants travaux, le 1er décembre, avec la création française en langue originale de la comédie musicale A Funny Thing Happened on the Way to the Forum de Stephen Sondheim.
Quelle fut la motivation de votre arrivée en tant que président et directeur artistique du Lido 2 Paris, en septembre 2022 ?
La période que j’avais passée au Théâtre Marigny, à partir de 2018, avait été très perturbée par le mouvement des Gilets jaunes, les grandes grèves des transports, puis le Covid. J’ai évidemment compris que Marc Ladreit de Lacharrière n’ait pas souhaité continuer de perdre de l’argent, et ait préféré revenir au principe d’un théâtre d’accueil. C’est alors que Sébastien Bazin, PDG du groupe Accor, qui fut aussi mon président du Conseil d’administration au Théâtre du Châtelet, m’a annoncé qu’il souhaitait acquérir le Lido, et m’a demandé de concevoir un projet artistique pour la salle et son redressement. Nous nous sommes entendus sur tout : l’arrêt de la programmation habituelle, la séparation d’avec le personnel, dont les Bluebell Girls – un épisode douloureux –, et la réfection totale des lieux. Les travaux se terminent en ce moment (1), pour accueillir le début de la saison, le 1er décembre.
Vous avez choisi, comme deuxième grande production du Lido 2, la première comédie musicale de Stephen Sondheim représentée à Broadway, dont il a écrit les paroles et la musique, A Funny Thing Happened on the Way to the Forum (dite Forum), créée en 1962…
Jusqu’alors, Sondheim s’était fait connaître en étant le parolier de Leonard Bernstein pour West Side Story (1957) et de Jule Styne pour Gipsy (1959), et c’est grâce à cette farce d’après Plaute – Plautus (« pied plat »), surnom de son auteur car, il faut le rappeler, la comédie latine se jouait en sandales, tandis que la tragédie l’était en cothurnes –, qu’il a pu faire montre de son immense talent de musicien. Forum, qui a été un succès à sa création, a tenu l’affiche pendant neuf cent soixante-quatre représentations – plus que tout autre ouvrage du compositeur, par la suite. J’y pensais déjà du temps du Châtelet et je m’en étais alors ouvert à Stephen Sondheim, que cela avait étonné. Malheureusement, sa mort, il y a deux ans, m’a privé du plaisir d’en reparler avec lui, mais mon projet a été très favorablement reçu par son avocat, Rick Pappas. Enfin, c’est une œuvre qui est très divertissante, et ce n’est pas pour rien que la critique l’a considérée comme la chose la plus drôle jamais montée à Broadway…
On imaginerait qu’un lieu comme le Lido – ou, du moins, l’image qui a longtemps été la sienne – aurait pu convenir à une comédie musicale spectaculaire de Sondheim, telle que Follies (1971), que vous n’avez pas encore montée à Paris...
J’y avais songé pour le Châtelet et cela faisait partie des souhaits de Stephen Sondheim. Mais l’Opéra de Toulon avait décidé, en 2013, de monter Follies et j’ai préféré me concentrer sur d’autres ouvrages du compositeur, qui n’avaient jamais été donnés en France, du moins en langue originale. Ensuite, Follies, pour fonctionner pleinement, impose de rassembler une distribution d’anciennes gloires de la scène et de l’écran américains. Mais, quand bien même celle-ci serait réunie, le public français ne les connaîtrait pas forcément…
C’est un peu le cas de votre tête d’affiche, Richard Kind. Je vous avoue que son visage m’était familier, l’ayant vu à l’écran dans des rôles secondaires, mais pas son nom…
J’ai voulu un acteur qui ait le don de ce que la scène anglo-saxonne appelle « physical comedy », le sens du burlesque. C’est extrêmement important dans Forum : il y a certes les dialogues, les paroles très ludiques des chansons de Sondheim, mais il y a, aussi et surtout, les situations, la mobilité des personnages, notamment à la fin du deuxième acte. Et je pense que beaucoup de nos spectateurs auront vu Richard Kind au cinéma, dans les films des frères Coen, ou à la télévision, dans la série Spin City (1996-2002).
Comment Stephen Sondheim a-t-il vécu les premières françaises de ses œuvres que vous avez réalisées, et auxquelles il a, chaque fois, assisté ?
Il était d’abord très heureux que nous ayons à disposition un grand orchestre de cinquante musiciens, ce qui, à Broadway, est un luxe inconcevable. Nous avons même pu commander et créer, en 2013, une nouvelle orchestration de Sunday in the Park with George (1984) par Michael Starobin, qui était l’auteur de la première instrumentation du « musical ». Je me souviens avoir vu Sondheim, chaque soir, au Châtelet, lors de ses séjours parisiens, et je lui avais dit : « Sortez, et allez voir autre chose ! » Mais il m’avait répondu : « Il n’y a qu’ici que je peux vraiment entendre ma musique. » Un autre soir, en 2016, lorsque nous avons donné Passion (1994), avec Natalie Dessay, dans la mise en scène de Fanny Ardant, je me suis retourné vers Sondheim et j’ai vu des larmes sur son visage. En plaisantant, je lui ai lancé : « Alors ? Je croyais que vous n’aimiez pas l’opéra… » Car, en effet, Passion est très proche du genre lyrique. C’est la force de Sondheim que d’avoir livré des ouvrages, dont la richesse fait qu’ils ne sont jamais seulement des comédies musicales. Et je suis très heureux de pouvoir continuer, ici, au Lido 2 Paris, à le faire connaître au public français dans les meilleures conditions artistiques.
Vous continuez à donner ces « musicals » dans la langue originale, avec surtitres. Vous l’a-t-on reproché ?
Quand j’ai monté, au Châtelet, en 2009-2010, The Sound of Music de Rodgers et Hammerstein – plus connu, en France, sous le titre La Mélodie du bonheur –, certains m’ont déconseillé la version originale, au prétexte que les enfants connaissaient par cœur les chansons du film doublées en français, notamment « Do-Ré-Mi ». Mais j’ai tenu bon, les familles sont venues, et je n’ai pas reçu une seule lettre de protestation. Par ailleurs, vous le savez, les lyrics de Sondheim posent de redoutables problèmes de traduction, et notamment dans Forum, où il redouble de virtuosité dans les jeux de mots et les assonances. Ceci m’a convaincu de poursuivre dans la veine qui a été la mienne au Châtelet, puis au Théâtre Marigny, d’autant plus qu’en grande partie, notre public est international.
Quelle équipe avez-vous choisie ?
Le metteur en scène Cal McCrystal, qui est considéré comme le roi de la « physical comedy » londonienne, et dont Sondheim m’avait, à l’époque, dit qu’il était, selon lui, « l’arme secrète » pour faire de Forum un succès… McCrystal était d’ailleurs associé à une production pour Broadway, en 2014, qui a été annulée. Et je n’oublie pas la scénographie de Tim Hatley, récipiendaire d’un Tony Award pour les décors de Life of Pi. Tout ceci pourra, je l’espère, emboîter le pas à An American in Paris, production créée au Théâtre du Châtelet, en 2019, et qui a ensuite triomphé à New York et à Londres. Ce qui nous a valu des retombées en royalties, d’autant mieux venues que la Mairie de Paris diminuait son aide…
Au Lido 2, avant Forum, vous avez monté Cabaret (1966), la célèbre comédie musicale de John Kander. Quels sont vos projets, et à quel rythme se succèderont-ils sur scène ?
Je voulais, ainsi que je l’ai souvent dit, monter Cabaret pour ressusciter un… cabaret. Je souhaiterais deux productions de ce type par saison, et proposer un spectacle d’accueil. Je me suis, par hasard, rendu compte que la comédie musicale de Richard O’Brien, The Rocky Horror Show (1973) – on connaît mieux son adaptation au cinéma par Jim Sharman, The Rocky Horror Picture Show, sortie deux ans plus tard –, fête ses 50 ans, cette saison. Ce sera l’occasion d’inviter des « guests », des personnalités très connues qui viendront participer au spectacle, le temps d’un week-end ou d’une semaine. Et puis, j’ai confié à Damon Albarn, avec qui j’avais monté Monkey : Journey to the West, en 2007, au Châtelet, de composer la musique pour la suite de Die Zauberflöte de Mozart, écrite par Goethe. Une façon, qui m’est chère, de continuer à mêler le sophistiqué et le populaire.
Le Lido 2 Paris restera-t-il ouvert toute l’année ?
Oui. L’été n’est pas un problème, sauf quand il y a les Jeux olympiques… Pendant ceux organisés à Londres, en 2012, les théâtres n’avaient pas bien fonctionné. J’ai donc songé à diverses formes d’accueil des spectateurs et des touristes : le grand couloir d’entrée et la salle pourront être le lieu d’expériences « immersives », grâce à des jeux de miroirs, des écrans et diverses technologies audiovisuelles. Un large public pourra, pour un prix modique, se familiariser avec le nouveau Lido.
La salle sera-t-elle très différente ?
Nous renonçons aux dîners-spectacles, mais le public pourra boire à table et consommer des gourmandises. Tout est refait dans un style glamour, élégant, qui tient compte des origines « Art déco » du bâtiment. J’ai demandé au couturier Alexis Mabille, qui avait fait son premier défilé, au Châtelet, de remodeler la décoration. Il l’a mise au service de ce qu’il appelle « un salon de spectacle », 1 150 places dans un lieu vaste, mais qui reste intime.
Propos recueillis par RENAUD MACHART
(1) L’entretien a été réalisé le 6 novembre 2023.