MuseumsQuartier, Halle E, 3 mai
Les opéras de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) demeurent une terre largement inconnue, où se cachent sans doute encore quelques perles, qui nous éblouiront dans les années à venir. Si La Passagère semble désormais trouver son chemin dans un nombre croissant de théâtres, les six autres ouvrages lyriques que le compositeur russo-polonais a signés restent rares, voire inédits, et il faut des passionnés comme Thomas Sanderling pour permettre au public de les découvrir.
Fils du grand Kurt Sanderling – et demi-frère de Stefan et Michael, chefs eux aussi –, ancien assistant de Leonard Bernstein ou Herbert von Karajan, spécialiste de Chostakovitch, le vétéran allemand (80 ans) a fréquenté Weinberg. Et c’est déjà sous sa baguette qu’avait eu lieu la création mondiale, en version scénique et en russe, de L’Idiot, à Mannheim, en 2013 – un enregistrement avait suivi, en 2014, publié chez Pan Classics.
L’opéra, le dernier de Weinberg, a été composé entre 1985 et 1989, d’après le célèbre roman de Dostoïevski, mais le musicien n’a pu en entendre qu’une exécution partielle, en concert, à Moscou, en 1991, cinq ans avant sa disparition. D’une durée de trois heures environ, L’Idiot se révèle une œuvre intense et d’une grande qualité théâtrale.
Avec une vocalise dans son air d’entrée, puis une romance au troisième acte, le personnage d’Aglaé (l’une des deux femmes aimées par le Prince Mychkine, l’« Idiot » du titre) se voit réserver les seuls vrais moments lyriques de la partition. Mais le reste, fût-ce dans une veine de « Konversationsstück », est d’une grande diversité de formes.
Même s’il réduit sensiblement le nombre des personnages, le livret d’Alexander Medvedev restitue bien la complexité du roman. Mais une œuvre de théâtre musical requiert d’autres propriétés qu’une œuvre littéraire, et on peut y attendre une forme de climax. Or, ici, le final décontenance et déçoit, parce qu’il se construit en tiroirs plutôt qu’en apothéose : une succession de scènes sans gradation, dont on se dit chaque fois qu’elle pourrait être la dernière, avant de voir la narration repartir vers autre chose. C’est peut-être la seule faiblesse de l’opéra.
Sa connaissance intime du langage de Weinberg permet à Thomas Sanderling, au-delà d’un sens dramatique évident, qui garantit la fluidité de la soirée et le maintien d’une tension théâtrale constante, de mettre en évidence l’incroyable richesse de la partition : l’œuvre requiert un important banc de percussions – dont des cloches, qui sonnent évidemment très russes –, mais aussi des vents particulièrement aguerris pour des effets de fanfares.
L’ORF Radio-Symphonieorchester de Vienne, dont l’existence est actuellement remise en question, se défend de la plus belle des manières par une exécution impeccable, au diapason de celle des voix d’hommes du fameux Arnold Schoenberg Chor.
Venus presque tous de l’ancien bloc de l’Est – même si elle est présentée sous le titre allemand Der Idiot, l’œuvre est donnée dans sa version originale, en langue russe –, les solistes se révèlent d’un niveau remarquable. L’excellent ténor Dmitry Golovnin, l’éblouissante soprano Ekaterina Sannikova et l’émouvante mezzo-soprano Ieva Prudnikovaite méritent d’être particulièrement mis en évidence, tout comme le solide tandem formé par le baryton-basse Dmitry Cheblykov et le baryton Petr Sokolov.
Pour cette entrée de L’Idiot au répertoire du Theater an der Wien, Christian Schmidt signe un très beau décor unique, d’un classicisme élégant : un wagon de bois roulant dans des forêts enneigées et qui, placé sur un plateau tournant, se présente tour à tour comme l’arrière-plan de scènes familiales (salon, salle à manger…), quand on en voit l’extérieur, et comme le centre de l’action, quand on en découvre l’intérieur.
Les costumes de Stefanie Seitz mélangent les époques et les classes sociales. Et si le metteur en scène Vasily Barkhatov n’a pu résister à l’envie d’insérer, dans cet univers codé du XIXe siècle, des éléments insistants d’une culture urbaine très contemporaine (tatouages, scarification…), ce n’est finalement qu’un détail, au sein d’une production d’une grande efficacité, forte de sa clarté et de la précision de sa direction d’acteurs.
NICOLAS BLANMONT