Opéras Il trittico à Paris
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Il trittico à Paris

06/05/2025
Asmik Grigorian et Karita Mattila dans Suor Angelica. © Opéra National de Paris/Guergana Damianova

Opéra Bastille, 2 mai 

Soirée d’exception que ce Trittico coproduit avec le Festival de Salzbourg, été 2022, et qui paraît sur la scène de l’Opéra Bastille presque trois ans plus tard. On renverra à la critique salzbourgeoise de François Lehel (voir O. M. n° 186 p. 60 d’octobre 2022) pour le détail de la production de Christof Loy, de son décor en boîte unique, et de la distribution, identique à quelques petits rôles près, fort bien tenus au passage par des membres de l’Académie et des Chœurs de l’Opéra National de Paris – magnifiques par ailleurs.

Rappelons que Loy bouscule l’ordre des œuvres, figé depuis la création en 1918 à New York : Gianni Schicchi, la pièce comique, ouvre ici la soirée au lieu de la conclure sur un éclat de rire, pour être suivi des deux tragédies, reprenant ainsi la tradition des Dionysies d’Athènes, voici vingt-cinq siècles… Une thématique Damnation-Purgatoire-Rédemption s’impose, marquée d’une progression dramatique imparable.

La cohérence et la force du spectacle doivent aussi à la présence d’une Asmik Grigorian mémorable pour incarner les trois héroïnes, ce qui ne crée pas une unité de sens, ni même de théâtre (elle est assez grande actrice pour différencier chaque personnage), mais participe à cette tension irrépressible, qui mène à l’explosion finale quand, après la confrontation violente d’Angelica à la Zia Principessa, son suicide s’avère d’une formidable déchirure d’humanité.

Ajoutons le fait qu’à l’exception de Carlo Rizzi, qui dirige ces chromos avec l’impact et l’émotion prenante attendus, tous étaient à Salzbourg, et retrouvent un spectacle qui a mûri inconsciemment. Légèrement resserré dans le cadre de scène moins large à Bastille qu’au Großes Festpielhaus, il bénéficie d’un temps de répétition qui devient alors approfondissement. On a trouvé ainsi plus de fluidité, plus de naturel, plus d’aisance à cette « reprise ». En particulier, si la Loretta de Salzbourg avait semblé un peu hors sujet pour Grigorian, la soprano y affiche une fraîcheur nouvelle, autant qu’un art de la séduction irrésistible et volontaire, alors que sa Giorgetta et son Angelica, déjà parfaitement abouties, se retrouvent dans toute leur dimension de dévastation intime.

Dimension qui comme pour chacun tient d’abord à une direction d’acteurs parfaitement construite, aussi bien par la verve de machines théâtrales impeccablement huilées que par un regard au scalpel sur ces scènes de genre réalistes, mais aussi poétiques. Pas de mise en abyme, de relecture outrée, pas même de téléphone portable obligé… même si l’action montrée est contemporaine. On s’installe dans une forme de plaisir simple, direct, qui consiste à profiter sans trop s’interroger. Un confort que l’Orchestre de l’Opéra, en veine de somptuosité, et dirigé avec un vrai sens du théâtre, de ses effets, de ses atmosphères (le début du Tabarro), installe sur la durée. Osmose avec le chant, qui se veut d’abord au service du théâtre. On pourra certes trouver que le Rinuccio d’Alexey Neklyudov plafonne encore dans l’aigu, que la Zita d’Enkelejda Shkoza bouge, que Karita Mattila n’a plus qu’un grave inexistant, un médium éteint, mais n’en compose pas moins une Principessa fabuleuse d’impact… Car l’Ensemble – c’est bien de cela qu’il s’agit – vaut beaucoup mieux que ces détails. De fait, on a admiré une fois encore le formidable Misha Kiria, sa vis comica retenue, son chant imposant et stylé, les trognes/voix que sont le brave Simone de Scott Wilde, la Zita vieille peste d’Enkelejda Shkosa, un acte plus loin tard Frugola bien assise, Dean Power passant de Gherardo au vendeur de chansonnettes… Roman Burdenko s’impose en excellent Michele, tourmenté, sonore, au chant séduisant, tandis que Joshua Guerrero campe un Luigi vocalement emporté et séduisant.

Mais c’est Grigorian qui vole la vedette à tous : la splendeur et la plénitude de la voix, la beauté du timbre débordant de couleurs, l’homogénéité du chant, au service d’une Giorgetta insatisfaite, d’une Angelica si simple et docile qui explose à la face de sa tante avec une rage inouïe, rencontre de deux grandes, comme on les aime à l’opéra, captivent. « Senza Mamma », céleste, clame l’émotion d’une âme qui se donne, et non du Ciel qui s’ouvre. Angelica n’est plus victime, elle règne de toute sa transcendante humanité, et on pleure avec elle. Hommage immédiat et vibrant d’une standing ovation qui salue ensuite tous les intervenants, chose devenue bien rare en ces lieux. Une très grande soirée !

PIERRE FLINOIS

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