La Monnaie, 17 et 28 avril
En 2023, la Monnaie avait réussi à « imaginer une nouvelle matière avec de la matière existante », selon l’expression de Peter De Caluwe, en agglomérant dans les deux épisodes de Bastarda quatre opéras de Donizetti évoquant le destin de la première Reine Elizabeth. L’année suivante, la salle bruxelloise avait remis le couvert avec Rivoluzione e Nostalgia, remixage de morceaux d’opéras verdiens des années de galère pour un récit déjà moins convaincant. Dans la foulée, I Grotteschi, marquant le retour du répertoire baroque à la Monnaie après quasi dix ans d’absence, ose, toujours en deux soirées, un mashup des trois opéras de Monteverdi qui nous sont parvenus. Un projet orchestralement splendide mais qui déçoit pourtant.
Dans la fosse – surélevée – Leonardo García-Alarcón et sa Cappella Mediterranea offrent une lecture somptueuse de la musique de Monteverdi avec un effectif luxuriant, que le chef argentin explique avoir calqué sur ce qu’il aurait pu être à Mantoue (24 instrumentistes, dont quatre sacqueboutes). Les arrangements sont intelligents même si forcément discutables, les rubati sont chavirants, la cohésion des musiciens parfaite (ils répètent encore avant chaque représentation) et García-Alarcón insuffle dans les deux soirées un sens dramatique constant et une verve jubilatoire qu’il communique à ses instrumentistes, aux chanteurs et à toute la salle. Il y a même quels ajouts, parfois de sa main s’il ne s’agit que d’une brève ritournelle, mais aussi et surtout puisés dans les madrigaux de Monteverdi, comme « Si ch’io vorrei morire » glissé après la mort de Seneca, ou « Hor che’l ciel » qui ouvre et referme la deuxième soirée (intitulée Godo, la première étant bien sûr Miro, référence au fameux duo – apocryphe – de la fin de L’incoronazione di Poppea).
Côté solistes, on est plutôt à la fête avec douze chanteurs, les uns habitués de la Monnaie, les autres nouveaux venus qui, à l’une ou l’autre rare exception près, vont du très bon à l’excellent, défilent et se répondent dans une sorte d’effervescence madrigalesque : les sopranos Jessica Niles (Impazienza), Ariana Vendittelli (Carità) et Giulia Semenzato (Fortuna), les mezzo-sopranos Raffaella Lupinacci (Virtù) et Stéphanie d’Oustrac (Costanza), les ténors Matthew Newlin (Privilegio) et Jeremy Ovenden (Coraggio), la basse Jérôme Varnier (Sapienza) ou le contre-ténor Xavier Sabata en rôle travesti (Esperienza).
Le problème est que toutes ces forces sont au service de la musique de Monteverdi, pas des personnages pour lesquels il l’a composée. Ils ont été remplacés par douze Grotteschi, vertus incarnées qui « correspondent » aux personnages des opéras originaux mais en les mélangeant. Ainsi, Melancolia, espèce de vieil ingénieur chauve et dépressif, chante essentiellement les parties d’Orfeo. Il est le père de Coraggio (Ulisse), lui-même parti… dans un long coma en ayant délaissé son épouse Costanza (Penelope, mais aussi Ottone). Qui préfère son fils cadet Capriccio à l’aîné Privilegio, lequel s’apprête à répudier son épouse enceinte Virtù (Ottavia) pour la remplacer par une femme de chambre nommée Fortuna (Poppea), mais dont Costanza s’est également éprise. Costanza ne parviendra pas à ses fins, violera donc, faute de mieux, Impazienza, la sœur de Fortuna, tandis que son mari en phase de réveil lutinera son infirmière Carità. Et ainsi de suite.
On veut bien croire que Rafael R. Villalobos, qui signe à la fois le scénario (sic), la mise en scène et les costumes, connaît chacun des trois opéras par cœur, et il y a évidemment dans cette reconstruction une forme d’ivresse référentielle qui amusera les conoscenti. Mais faut-il être puriste pour s’agacer de voir Privilegio (alias Nerone) ordonner à Sapienza (alias Seneca) de mourir, avant d’incarner lui-même un des trois familiers du précédent (les deux autres étant Melancolia et… Sapienza lui-même) qui chantent « Non morir, Seneca » ? La Monnaie se targue de proposer une « série à la Netflix », gage de modernité voici deux ou trois ans mais devenu un cliché aussi éculé que le concept de « famille dysfonctionnelle » : rivalités fraternelles, jalousies, maladie, sexe, on suit ce Downton Abbey baroque du coin de l’œil sans se passionner pour aucun de ces Grotteschi donnant tous le sentiment de surjouer leur rôle faute d’évolution réelle des personnages. Malgré l’excellent niveau de la réalisation musicale, on s’ennuie assez vite : à la différence des mashups précédents, la matière d’origine utilisée ici est d’un tel niveau de perfection que c’était hybris de vouloir la remplacer par une banale histoire d’aujourd’hui.
NICOLAS BLANMONT