Munich, le 5 mars 2023 : Vladimir Jurowski et Dmitri Tcherniakov présentent Guerre et Paix de Prokofiev (voir O. M. n° 191 p. 52 d’avril 2023). Or, un an après l’invasion de l’Ukraine, cet opéra colossal, conçu dans le creuset de la propagande stalinienne en vue d’exalter la résistance patriotique soviétique, se retrouve confronté à une actualité imprévue : est-il encore possible de jouer une œuvre à ce point connotée, à une époque où l’agresseur n’est plus l’envahisseur allemand de 1941, mais bien la Russie ?
L’expédient trouvé par Tcherniakov est machiavélique : annihiler la pompe idéologique de l’œuvre en la retournant contre elle-même. Dans un dispositif scénique immuable, reconstitution de la salle des colonnes de la Maison des syndicats à Moscou, les protagonistes de Guerre et Paix vivent entassés. Une population anonyme de réfugiés déboussolés, dormant sur des matelas, errant en doudounes et parkas, qui trompent leur ennui en rejouant les principales scènes d’un classique du roman russe. Mais, au II, le « jeu de rôles » devient un « jeu de guerre », exercices paramilitaires qui basculent progressivement dans la barbarie, en autant de métaphores d’un peuple confronté à un ennemi devenu intérieur, mental, moral…
Le tournage efficace du DVD ne perd pas la moindre mimique de ce tour de force de caractérisation, bouleversante complexité de postures fragiles, d’êtres humains confrontés à une histoire qui les broie. Quant à la multiplicité des nationalités sur scène, elle donne certes une résonance particulière au propos – Olga Kulchynska (Natacha) est ukrainienne, Andrei Zhilikhovsky (André) moldave, Arsen Soghomonyan (Pierre) arménien, Violeta Urmana (Maria) lituanienne, Sergei Leiferkus (le prince Bolkonski) russe – mais il n’est pas moins important de souligner qu’il s’agit aussi d’une distribution physiquement et musicalement idéale.
Impossible de ne pas voir dans cette brillante production un courageux miroir tendu au régime de Vladimir Poutine, où les évocations des guerres de 1812, de 1941 et de 2022 se confondent dans la même incapacité à tirer les leçons du passé. Le message final est clair : la guerre détruit tout, y compris la mémoire et l’âme de ceux qui la font.
Une patente réussite artistique, mais aussi un choc politique : ce soir-là, c’était vraiment au Nationaltheater de Munich qu’il se passait un événement historique.
LAURENT BARTHEL
2 DVD Bayerische Staatsoper Recordings BSOREC 1006 & 1 Blu-ray BSOREC 2006
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