Opéra, 28 avril
Quatre-vingt-onze ans ! C’est le temps qu’il aura fallu pour qu’une scène française remonte Guercœur, depuis sa seule et unique reprise, à l’Opéra de Paris, en mars 1933, après la création intégrale, en avril 1931, alors qu’Albéric Magnard (1865-1914) n’était plus de ce monde, depuis le début de la Première Guerre mondiale.
Par un curieux paradoxe de l’Histoire, c’est à l’Allemagne qu’on doit, jusque-là, d’avoir remis, sous les feux de la rampe, le deuxième opéra du compositeur français. Une impulsion en provenance d’Osnabrück, le petit théâtre de Basse-Saxe s’étant, en effet, risqué le premier, en juin 2019, à affronter les trois heures de musique de Guercœur. Grâce soit, cette fois, rendue à Alain Perroux, directeur général de l’Opéra National du Rhin, de reprendre l’ouvrage de ce côté-ci du fleuve.
Pour l’occasion, Christof Loy a laissé de côté toute relecture hasardeuse, au profit d’une mise en scène dépouillée, ascétique presque, aussi respectueuse des situations et enjeux du livret qu’en véritable service minimum, pour ce qui est de l’expérience théâtrale.
Une tournette présente, alternativement, un mur noir, pour le monde céleste, occupé par des personnages en tenues de soirée, et un mur blanc, pour le monde terrestre, où les nantis réclament toujours plus d’argent. Hormis la scène de baptême de Guercœur, prêt à réintégrer l’univers des vivants, et son accompagnement par Souffrance, on fait très vite le tour d’un spectacle, hélas, assez sommaire.
Le véritable artisan du succès de cette nouvelle production est Ingo Metzmacher : avec un mélange d’urgence et d’attention à ne jamais laisser la musique s’empâter, il rend justice à toutes les facettes de l’orchestre de Magnard. Dans une absolue clarté des textures, et sans une once de pathos, le chef salue et souligne les influences de l’écriture, du la bémol majeur final, très « parsifalien », au motif de Giselle et son triolet à la Bruckner, idéalement modelé à la flûte, en passant par un quatuor vocal, diaphane et vibrant à la fois, et des scènes de foule, fracassantes comme il se doit.
Tout au plus peut-on regretter la coupure de la deuxième scène de l’acte central, équivalent des Filles-Fleurs chez Wagner, et de la courte rencontre entre Heurtal et Guercœur, précédant la révolte.
L’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, en dépit de quelques fragilités sporadiques, rivalise d’éloquence des bois solistes, porté par des cordes chauffées à blanc, notamment dans un dernier acte irradiant de lumière. Le Chœur de l’Opéra National du Rhin, hors salle pour « Le temps n’est plus, l’espace n’est plus », ne manque ni d’engagement, ni de densité, mais les saillies de l’insurrection sont incompréhensibles, et son dernier, et si important, « Espoir ! » est noyé dans la lave instrumentale.
L’élocution reste, aussi, le point faible de la distribution, sauf chez ses deux éléments les plus brillants. Stéphane Degout, d’abord, triomphe de la longueur des phrases, de l’ampleur des aigus et de la noblesse du rôle-titre, avec un timbre d’une parfaite égalité, quel que soit le registre, un relief des mots et un art de la ligne absolument magistraux. Creusant même les instincts plus sombres du personnage – ce « Parjure ! » à Giselle, à faire trembler les murs –, le baryton distille un « Je souffre » à la longueur de souffle infinie.
Le ténor Julien Henric donne à Heurtal, l’ancien disciple de Guercœur, des accents d’une vraie insolence, diction impeccable et radiance du timbre trahissant son impatience quasi morbide à incarner les oripeaux de dictateur. La mezzo Antoinette Dennefeld n’a pas les mêmes qualités en Giselle, trop tournée vers la fureur, d’un tranchant hors de propos et d’une émission instable.
Chez les déesses, aussi, les incarnations sont contrastées. D’une présence imposante, même dans le plus grand statisme scénique, Adriana Bignagni Lesca offre, en Souffrance, un contralto charnu aux voyelles floues, tandis que la soprano Gabrielle Philiponet, en Beauté, abîme la joliesse de son timbre, en forçant dès qu’approche le troisième registre.
La mezzo Eugénie Joneau insuffle à Bonté toute la rondeur requise, avec un français châtié et une ligne comme en apesanteur, au-dessus du chœur, au début du III. Catherine Hunold, enfin, a l’exact format vocal de Vérité, celui d’un soprano dramatique, moins épais que dardé.
YANNICK MILLON