Opera House, 9 août
Haendel réussit à Glyndebourne, autant que Glyndebourne réussit à Haendel. En un quart de siècle, la Rodelinda forcément cornélienne de Jean-Marie Villégier, le Giulio Cesare endiablé signé David McVicar, un Rinaldo selon Robert Carsen, et le formidable Saul sorti de l’imagination imprévisible de Barrie Kosky, ont ravivé avec éclat la flamme théâtrale allumée par Peter Sellars, dans son insurpassable Theodora. Heureusement rescapée de la pandémie, l’Alcina confiée à Francesco Micheli, prévue à l’origine en 2020, ne fait pas exception, qui allie, mieux, réconcilie, en osmose avec la direction aussi énergique qu’imaginative de Jonathan Cohen, divertissement – jusqu’à ces pantomimes empruntées au cinéma muet – et profondeur psychologique.
Le metteur en scène italien n’est certes pas le premier à opposer ici la grisaille du quotidien – en l’occurrence, celui d’une riche famille milanaise des années 1960, surplombant la forêt de grues de son empire immobilier depuis la Tour Velasca – à ce monde de l’illusion, et de l’évasion, qu’est le théâtre, sur lequel règne, meneuse de revue plus que magicienne, l’ensorcelante Alcina. Mais son spectacle se révèle simultanément si astucieux, sensible, subtil, intelligent en somme, qu’il renouvelle le propos, malgré une esthétique vue et revue, y compris dans l’ouvrage.
Parce qu’il montre, dans une scénographie en perpétuelle transformation, passant sans cesse du décor à son envers, et sous les plumes et paillettes du cabaret, la cruelle vérité de la vie d’artiste, confrontée à ceux qu’elle attire, presque comme des mouches, parce qu’ils n’en connaissent que la part de lumière. Et qu’ils n’ont pas conscience, depuis le confort de la salle, que « the show must go on », tête haute et sourire aux lèvres, quoi qu’il advienne, et quels que soient les sentiments auxquels l’être humain derrière le masque doit faire face.
« Ombre pallide » traduit ainsi, comme rarement, la soudaine détresse de l’abandon, quand le public, sur lequel le charme de celle qu’il adulait n’agit plus, déserte les loges. Et l’émotion n’en est que plus forte, dans la scène qui suit entre Morgana et Oronte, quand, par un revirement imperceptible d’abord, la sincérité se substitue aux faux-semblants.
Francesco Micheli tire, aussi, quoique sans ostentation racoleuse, le fil de la confusion des genres et de la porosité des sexes. Par exemple, quand Bradamante, épouse délaissée, travestie en homme pour retrouver son mari, se laisse séduire, et accepte même de succomber aux avances de Morgana. Ou lorsque Ruggiero réapparaît, pour le finale, vêtu du même costume qu’Alcina.
Point d’urne à détruire, d’ailleurs, pour que se dissipent les pouvoirs de cette dernière : ce que cache le vanity dont jamais elle ne se sépare, c’est un livre – le Roland furieux de l’Arioste, peut-être, source originelle du poème dramatique mis en musique par Haendel. Pour croire inlassablement, et tous soudain rassemblés, en la puissance des histoires.
Surtout quand la magie de Glyndebourne opère : le temps accordé aux répétitions, et la longueur des séries de représentations permettent, en effet, aux interprètes de s’imprégner, comme nulle part ailleurs, de la production, dont chacun est un maillon essentiel. À commencer par la soprano Rowan Pierce, absolument bluffante en jeune garçon, et qui teinte l’impétuosité d’Oberto d’une irrésistible ingénuité.
L’emploi du vieux sage colle à la peau comme à la basse d’Alastair Miles, qui reste également maître de son legato en Melisso. Découvert dans Saul, le ténor Stuart Jackson dessine un Oronte d’une rare envergure, non seulement grâce à sa stature ogresque, mais surtout à cette émission haute et très personnelle, qui élargit une palette expressive nourrie par un tempérament singulier.
Celui de Beth Taylor est pour le moins explosif, Bradamante idéale par la couleur et la tessiture, qu’un souffle inépuisable autorise à marteler les vocalises les plus véloces. Soraya Mafi fait valoir, en Morgana, cette pulpe vainement espérée chez les sopranos trop légers qui, souvent, transforment la sœur d’Alcina en soubrette, et bien d’autres qualités.
Timbre ambré, musicalité frémissante, Samantha Hankey n’est pas totalement crédible en Ruggiero, tant elle semble loin du narcissisme extraverti, de l’exubérante vanité du rôle, taillé aux mesures du castrat Carestini. Sophie (Der Rosenkavalier), Zerbinetta (Ariadne auf Naxos), Zdenka (Arabella) sur le point de s’essayer à Salome, Jane Archibald a, dans le galbe du phrasé, la pureté de la ligne, un je-ne-sais-quoi de straussien, qui distingue son Alcina : à défaut de couleurs plus variées, un art du chant et de la caractérisation supérieurement modulé.
MEHDI MAHDAVI