Opéra, 14 mai
L’Opéra National du Rhin a eu la bonne idée de ressusciter Giuditta, le dernier ouvrage scénique de Franz Lehár, créé en 1934 à l’Opéra de Vienne avec les honneurs dus aux ouvrages réputés sérieux, puis repris dès l’année suivante à Bruxelles dans une version française d’André Mauprey. Adaptation qui va au-delà de la traduction et a été retenue à Strasbourg, ce qu’on peut regretter : les couleurs de la langue allemande et les tournures viennoises qui épicent le livret auraient mieux rendu justice à l’ambiance de la vénéneuse Giuditta, d’autant que Lehár, en hissant son propos à un tout autre degré que ses opérettes antérieures, a soigné dans le détail sa « musikalische Komödie ».
Le rôle-titre, c’est à la fois Mélisande, Carmen et Lulu : une femme tombée du ciel, rencontrée sur une plage par celui qui deviendra son mari. C’est aussi une héroïne de cabaret, et Pierre-André Weitz a situé son spectacle avec à-propos dans le monde du cirque. Fantastique et familier, magique et burlesque, l’univers visuel qu’il a conçu porte à rêver. Une toile peinte représentant un paquebot des Messageries maritimes vaut toutes les projections, et l’on passe avec bonheur d’une parade à un décor mauresque, des paillettes d’un Alcazar au salon d’un hôtel où se morfond un pianiste mélancolique. Inventeur d’images, Pierre-André Weitz sait aussi trousser des silhouettes, clowns, chanteurs des rues, légionnaires et autres meneuses de revue, sans oublier le clin d’œil à Miss Knife alias Olivier Py (avec qui Weitz collabore régulièrement) quand apparaît le directeur travesti du cabaret joué par Christophe Gay. Seuls Lollita et le Garçon de restaurant sont excessivement caricaturés.
Ce spectacle foisonnant met en valeur une partition soignée mais dont l’instrumentation copieuse, avec ses nombreuses percussions et ses rythmes exotiques, oblige Thomas Rösner à toujours s’assurer que l’orchestre ne submerge pas les voix. Tâche redoutable car le chef doit par ailleurs obtenir de l’énergie de la part des musiciens : Lehár n’est ni Richard Strauss ni Puccini, et malgré les raffinements harmoniques dont il fait preuve, les valses, les marches et les mélodies parfois sucrées qui irriguent la partition – sans oublier les effets de nostalgie créés par le cor anglais ou le célesta – exigent un engagement sans lequel la musique s’enliserait dans les conventions de l’opérette.
La chanson d’Octavio (« L’amour ? C’est l’éternel mystère ») est exemplaire à cet égard : elle a tout d’une page obligée, c’est-à-dire d’un poncif, à un moment où l’on aimerait que l’ouvrage s’enflamme alors qu’au contraire le spectacle marque le pas. La silhouette suggestive de Giuditta en ombre chinoise, qui rappelle sa première apparition dans une cage dorée, paraît soudain redondante, et la chanson elle-même d’un sentimentalisme convenu. L’action scénique ne reprend feu et flamme, malgré le duo passionné qui suit, que dans le tableau de l’Alcazar.
Cette chanson marque aussi les limites de Thomas Bettinger, qui chante Octavio au premier degré, des sanglots dans la voix et les aigus à pleins poumons, là où on aimerait un peu plus de distance et une incarnation moins languissante. Giuditta a été imaginée par Lehár d’une manière autrement ambiguë, et permet à Melody Louledjian de déployer plus de nuances ; mais sa voix peu projetée franchit difficilement la barrière de l’orchestre et nous frustre de la sensualité du personnage. Le duo comique qui réunit Sandrine Buendia (Anita) et Sahy Ratia (Séraphin) est plus efficace, et l’on apprécie aussi la prestation de Jacques Verzier, excellent dans la peau du chanteur de cabaret Jean Cévenol. Quant à Nicolas Rivenq, il aborde le rôle de Manuel, l’époux malheureux de Giuditta, avec une voix qui a perdu de sa souplesse.
On salue le chœur, plein d’allant de bout en bout, et aussi la chorégraphie d’Ivo Bauchiero – joli pas de deux du légionnaire et de la bayadère. Ils donnent un surcroît de vie à un spectacle qu’une Giuditta plus souveraine aurait davantage exalté.
CHRISTIAN WASSELIN