Teatro Regio, 14 octobre
Exception faite pour les blockbusters Manon Lescaut et La Bohème de Puccini, parmi les œuvres créées au Teatro Regio, Francesca da Rimini (1914) est l’une des rares à avoir connu une certaine notoriété dans les décennies suivantes, du moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, ses réapparitions sont devenues de plus en plus sporadiques. L’opéra piémontais a donc eu la bonne idée de renouer avec sa propre histoire en choisissant l’ouvrage comme spectacle d’ouverture de sa saison 2025-2026.
Le chef-d’œuvre de Zandonai naît dans un climat culturel tout particulier : d’un côté, l’aspiration d’une génération de jeunes compositeurs à s’affranchir des conventions du vérisme pour explorer les nouveaux langages musicaux qui s’imposaient alors en Europe ; de l’autre, la fascination du théâtre lyrique pour l’œuvre, la vie et l’esthétique de Gabriele D’Annunzio. Dans cette perspective, Francesca da Rimini apparaît comme la réussite la plus accomplie de cette saison du mélodrame italien, conjuguant le mélodisme transalpin, la puissance expressive de l’opéra allemand et le raffinement instrumental d’inspiration française. On y perçoit clairement la dette de Zandonai envers les atmosphères raréfiées et diaphanes de Debussy, ainsi que l’orchestre rutilant et flamboyant de Richard Strauss. Par ailleurs, la partition reflète admirablement l’esprit général de la pièce, même si la sensualité troublante du texte d’origine n’y subsiste qu’à l’état d’allusion. Zandonai se montre en effet plus à l’aise dans la peinture d’ambiance que dans l’exploration des tourments de la passion.
Dans cette œuvre foisonnante de contrastes et d’effets, le registre élégiaque – avec ses teintes pastel et ses arabesques Art nouveau – s’entrelace sans cesse aux couleurs violentes d’une brutalité complaisamment exhibée. Andrea Battistoni, pour sa première apparition en tant que directeur musical du théâtre, signe une direction admirable, exaltant la cohérence interne de l’œuvre et mettant en lumière sa connivence naturelle avec ce répertoire. L’orchestre maison se montre sous son meilleur jour, déjà en parfaite symbiose avec son nouveau chef.
Le plateau est dominé par Roberto Alagna : en Paolo, il fait valoir la franchise lumineuse de son timbre, un aigu toujours solide et rayonnant et une présence scénique charismatique. Ekaterina Sannikova, en revanche, reste assez terne : voix trop mince et pointue, diction pâteuse et peu articulée, jeu scénique sans relief – autant d’éléments qui affaiblissent son incarnation. Gianciotto est brossé de façon plutôt conventionnelle, proche des jaloux vindicatifs du théâtre vériste, avec des éclats en force frôlant parfois le cri ; Simone Piazzola en livre pourtant une interprétation solide. Dans le rôle difficile du sadique Malatestino, Matteo Mezzaro déploie un aigu ferme et percutant, un phrasé nuancé et une expressivité saisissante : remarquable prestation. Les seconds rôles sont tous bien distribués : on mentionnera notamment Valentina Boi (Samaritana), Valentina Mastrangelo (Biancofiore) et Silvia Beltrami (Smaragdi). Chœur exemplaire, comme d’habitude, aussi bien vocalement que scéniquement.
Dans sa note d’intention, Andrea Bernard décrit Francesca comme une femme forte et consciemment lucide, qui affronte son destin de mort pour échapper – par un geste de liberté plutôt que de désespoir – à un univers masculin l’empêchant de choisir. D’où le déplacement de l’action dans la seconde moitié du XVIIIe, époque soumise aux conventions et à l’hypocrisie sociale. La chambre de Francesca constitue le centre du dispositif scénique : un cocon conçu pour se protéger du monde, mais dont les fentes et les ouvertures laissent filtrer la violence et la répression. Dans cette optique, les quatre amies de Francesca, voire Paolo lui-même, semblent n’exister que dans son imagination – comme des projections d’un avenir meilleur. Une lecture efficace, dans la mesure où elle s’avère cohérente avec les contrastes de la partition et épouse son alternance d’élégance ciselée et d’éruptions de violence soudaine.
PAOLO DI FELICE
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