Opéra, 14 décembre
En presque trois ans de Covid, on croyait avoir subi tous les types d’aménagements possibles, tant sur scène que dans la fosse. C’était sans compter sur la vague de froid qui s’est abattue sur toute la France, et l’Est en particulier, à la mi-décembre. L’Opéra National du Rhin a ainsi dû faire face à un nouveau scénario catastrophe, et partant, preuve de la plus grande flexibilité, en un temps record.
Quelques heures avant la représentation de Die Zauberflöte, la compagnie qui devait acheminer l’Orchestre Symphonique de Mulhouse à Strasbourg a pris la décision, assurément légitime par temps de neige et de verglas, d’immobiliser sa flotte de cars. Le train aurait pu être une solution de remplacement, malgré un trafic largement perturbé pour les mêmes raisons, mais où loger une quarantaine de musiciens à la dernière minute, a fortiori en pleine période du marché de Noël ?
Dès lors, que faire ? Annuler – et décevoir un public qui n’a que depuis peu retrouvé le chemin des salles de spectacle, et avec lequel il faut tout faire pour resserrer des liens distendus, surtout avec une œuvre aussi populaire à l’affiche ? Ou trouver une solution sensée – plutôt que miracle – pour que le rideau puisse se lever, et la magie opérer malgré tout ?
Une fois les deux options envisagées, la seconde a heureusement prévalu, grâce à une réduction improvisée de la partition, pour un octuor composé de cordes, d’un piano, et, bien sûr, d’une flûte et d’un glockenspiel. Une fois ravalée la frustration, et passé un léger temps d’adaptation, cette mise à nu instrumentale permet d’apprécier l’approche « historiquement informée », mais jamais dogmatique, d’Andreas Spering, dont la vélocité n’exclut pas la souplesse, mieux, la tendresse des phrasés.
Si les chanteurs, que les tracasseries de l’hiver n’ont d’ailleurs pas tous épargnés – ainsi de la Deuxième Dame d’Eugénie Joneau, présente et masquée, mais doublée, depuis le côté du plateau, par Élise Duclos –, ne paraissent guère troublés par ce nouvel équilibre sonore, théoriquement plutôt à leur avantage, ils n’en forment pas moins un ensemble assez hétéroclite.
Lenneke Ruiten et Eric Ferring, ainsi, ne s’apparient guère. Elle, Pamina que la maturité, parfois même l’âpreté du timbre, privent de lumière et de grâce juvénile, mais à la ligne frémissante de mozartienne distinguée, et au caractère bien trempé. Lui, Tamino un peu pincé, et trop appliqué pour prendre le risque de l’ardeur, en somme vertueux jusqu’à l’inconsistance.
Allemand impossible, agilité et intonation hasardeuses, mais soprano corsé, et suraigu tranchant, Svetlana Moskalenko souffle le chaud et le froid sur la Reine de la Nuit, tandis que Nicolai Elsberg, dont le jeune Sarastro s’inscrit déjà dans la tradition scandinave des grandes orgues abyssales, ne peut se départir d’une certaine brutalité.
La silhouette élancée de Peter Kirk en fait – à l’œil, donc, plus qu’à l’oreille – un Monostatos atypique, et le voile qui estompe les contours de l’Orateur de Manuel Walser laisse mieux que deviner le moelleux d’un baryton prometteur. Quant à Elisabeth Boudreault, elle ajoute à de réjouissants talents de comédienne, nécessaires et souvent suffisants pour Papagena, des aptitudes de gymnaste qui font, à chaque saut, roulade ou grand écart, bruisser la salle de jubilation.
Quelle merveille, enfin, que le Papageno offert par Huw Montague Rendall, qui chante comme il parle, avec un naturel désarmant, au point qu’il semble inventer dans l’instant tout ce qu’il dit – et sans céder à la facilité, piège d’un rôle parmi les plus gratifiants ! La fraîcheur du spectacle doit assurément beaucoup à son oiseleur « gender fluid ».
Car – ses propos recueillis dans le programme de salle faisant foi –, l’identité est au cœur de la dramaturgie développée par la mise en scène de Johanny Bert, pour ses débuts à l’opéra. Ses ambivalences, comme ses faux-semblants. Pour battre en brèche, par exemple, l’image attendue, et donc les stéréotypes du héros, dépouillé de son armure dès son entrée, et de la princesse, dont la robe deviendra progressivement pantalon.
Réfugiée dans un studio sordide, en vieux survêtement et fourrure, la Reine de la Nuit a été mariée à Sarastro, dédoublé en marionnette géante, et peu amène, dont la supposée sagesse ne dissimule plus des torts intellectuels que l’époque actuelle ne saurait tolérer.
Ces élans de bien-pensance, que l’adaptation des dialogues s’attache à rendre manifestes, sont salutairement tempérés, depuis la « mise en abyme » initiale, par une invention et des moyens théâtraux d’une apparente simplicité, et quelques fulgurances poétiques, comme ces épreuves du feu et de l’eau défiant, grâce à la symétrie de mouvement portée jusqu’à la symbiose entre l’humain et les figurines de bois, les lois de l’apesanteur.
MEHDI MAHDAVI