Palau de les Arts « Reina Sofia », 5 octobre
Être tout à la fois : observateur et acteur, savant et jouisseur, partout en même temps. Tel est le péché de Faust. Cet alliage des contraires, que le démon lui fait miroiter pour effacer les limites d’une existence frustrée, nourrit la production de Johannes Erath, qui ouvre la nouvelle saison du Palau de les Arts de Valence – créée à l’Opéra de Cologne en 2021, en pleine pandémie, elle a été entièrement repensée. Inutile toutefois de chercher une clé de lecture unique. Musicien de formation, le metteur en scène allemand signe un spectacle centrifuge, échappant à toute logique linéaire pour ouvrir les portes d’un théâtre fait de surprise, d’éblouissement, d’illusion. Et quel meilleur univers pour exalter le vertige de l’illusion que celui du cirque ? C’est là que Faust, flanqué de son double vieilli, est entraîné par un Méphisto prestidigitateur en smoking, chapeau haut-de-forme et baguette magique à la main, avant l’apparition d’une Marguerite funambule, parée de ce tutu blanc qu’elle gardera jusqu’au bout. Dès lors, une succession de tableaux s’enchaîne, entre numéros de cabaret et tours de magie, brouillant subtilement les repères dramaturgiques.
Acrobates, mimes et saltimbanques aux costumes éclatants envahissent la scène. Au sommet d’un grand escalier néoclassique apparaît Valentin, lanceur de couteaux habillé en blanc de la tête aux pieds, l’air niais et affecté, bientôt désarmé par le regard démoniaque de Méphisto. Le tourbillon est lancé, aussi brillant qu’extravagant. Dommage que la scène du jardin manque cruellement de poésie, avec ses quatre protagonistes alignés sur un banc : l’atmosphère est morne, l’amour ne dépasse pas le stade du fantasme et Marguerite restera une silhouette éthérée – du moins jusqu’à sa partie de cartes avec le diable (durant le ballet du V), prélude à la rédemption de son frère et à sa propre délivrance.
Dans des décors généralement sombres, où percent des éclats de lumière blanche, Johannes Erath multiplie les jeux de miroirs : entre les personnages et leurs doubles, le réel et l’illusion, le bien et le mal – mémorable allégorie du remords dans le tableau de l’église, digne d’un film de Sorrentino, avec Méphisto en pape autoritaire jouant les grandes orgues. Bref, un spectacle exubérant, sophistiqué, riche jusqu’à la surcharge, qui laisse une satisfaction esthétique égale à la frustration de n’avoir pas tout saisi.
Encore faudrait-il un Faust plus crédible qu’Iván Ayón-Rivas. Outre son jeu insipide, le ténor péruvien peine à répondre aux exigences vocales, faute d’une émission souple, d’une ligne naturelle, d’une diction claire. Les autres voix masculines se révèlent plus convaincantes : Florian Sempey confirme qu’il est une valeur sûre en Valentin, tandis qu’Alex Esposito, Méphisto sombre et inquiétant, histrion jusqu’à la caricature, impose une présence incandescente qui compense un style vocal assez fruste. Le bonheur vient surtout des dames. Ekaterine Buachidze incarne un Siébel tendre et juvénile, débordant d’empathie dans un « Versez vos chagrins » particulièrement touchant. Gemma Coma-Alabert, Dame Marthe, apporte la juste dose d’humour dans son improbable costume de religieuse. Quant à la Marguerite de Ruth Iniesta, elle rayonne de charme et de finesse : son soprano corsé, large, ductile lui permet de traverser le clair-obscur du rôle avec subtilité, évoluant de la candeur insouciante à la gravité tragique – presque à rebours de la légèreté immatérielle que lui impose la mise en scène.
On ne saurait trop louer, enfin, le Chœur de la Generalitat Valenciana, exemplaire par son homogénéité et son mordant, ainsi que l’Orchestre de la Comunitat Valenciana, somptueux de densité, d’éclat, d’élégance sous la direction opulente de Lorenzo Viotti. Sa lecture embrasse à la fois l’urgence narrative et l’architecture musicale, déployant une pâte sonore luxuriante au service d’une partition donnée sans coupures. De quoi couronner un spectacle captivant.
PAOLO PIRO