Teatro La Fenice, 26 novembre
Pour l’ouverture de sa saison 2022-2023, le Teatro La Fenice a choisi Falstaff, absent in loco depuis 1997. En faisant appel à Adrian Noble, la maison vénitienne s’est assuré les services d’un fin connaisseur de Shakespeare, auteur d’un livre récent sur son œuvre théâtrale, après avoir été longtemps aux commandes de la prestigieuse Royal Shakespeare Company.
Cette production est un véritable hommage au poète anglais, d’abord visuellement : si les costumes sont tout droit sortis de l’époque élisabéthaine, l’omniprésente structure en bois occupant le plateau évoque expressément l’architecture du Globe Theatre. De quoi planter le décor d’une « mise en abyme », où une pièce de Shakespeare – A Midsummer Night’s Dream – est simultanément mimée en fond de scène par des figurants, qui finiront par se mêler à l’action principale, lors du dernier tableau.
Le dispositif n’est certes pas nouveau, mais il fait ressortir efficacement cet heureux mélange de fiction et de réalité, qui est au cœur même de Falstaff. Sur le plan dramaturgique, le metteur en scène britannique voudrait faire pencher l’opéra de Verdi davantage vers Henry IV que du côté de The Merry Wives of Windsor, avec un Sir John plus profond, plus humain, voire socialement « dangereux », selon sa note d’intention.
De fait, à en juger par le spectacle, Adrian Noble peine à fournir une lecture vraiment personnelle, tiraillé qu’il est entre l’effort de suivre la moindre indication du livret de Boito, et la surcharge esthétique. Celle-ci atteint des sommets dans une forêt de Windsor exagérément baroque où, à force de pantomimes féeriques, on encombre inutilement la scène. Il reste, alors, les mérites d’une direction d’acteurs affûtée, gage de verve et de vitalité.
Par ailleurs, c’est surtout l’occasion de voir briller « le » Falstaff du moment, Nicola Alaimo, presque à sa centième représentation, dans un rôle qui paraît littéralement taillé sur mesure pour lui. Physique imposant, comme le veut le livret, fort charisme, le baryton italien incarne l’opulence, l’imprévisibilité, l’inconstance de Sir John, aux antipodes du libidineux vieillissant, plutôt grand enfant espiègle, capricieux et vaniteux, simplement trahi par son impulsivité et son féroce appétit de vie.
Voix saine, y compris dans les impressionnants passages en falsetto, capable de mille subtilités, Nicola Alaimo distille un art de la déclamation, un soin de la ligne, une intelligence du texte, qui font de chaque phrase un pur moment de théâtre. Et même si l’exigence du chant succombe parfois à la tentation du parlato, c’est sans jamais tomber dans le trivial. Une présence aussi magnétique pourrait monopoliser la scène, si, à l’ombre de ce géant, n’évoluait une équipe exemplaire de complicité et d’équilibre.
Nos quelques réserves sont, surtout, imputables aux caractéristiques vocales de chacun, tel le baryton un peu corseté et avare de couleurs de Vladimir Stoyanov, malgré le phrasé souverain de son Ford, en habit noir de Puritain. Ou le timbre corsé de Selene Zanetti, voix impeccablement conduite, mais presque trop opulente pour Alice Ford, qui demanderait plus de naturel, tout comme sa complice Meg Page, que le mezzo insuffisamment projeté de Veronica Simeoni laisse en retrait dans la pétulance des commérages.
Celle qui tire les ficelles est bien la Quickly de Sara Mingardo, non seulement à l’aise dans cette tessiture grave, mais admirable d’assurance dans le jeu, d’ironie dans l’expression et, en même temps, de rigueur dans le chan. Nul besoin de fabriquer des effets, si fréquents chez tant de ses devancières, quand on a saisi le second degré infusé dans la seule écriture du rôle.
Autre régal pour les oreilles, la Nannetta de la très jeune Caterina Sala (22 ans !), voix suave, fruitée, au délicieux vibrato serré, d’une grâce irrésistible dans son ensorcelant « Sul fil d’un soffio etesio ». La soprano italienne n’est desservie que par les manières gauches et sans charme de son Fenton, le ténor américain René Barbera.
Des comprimari à la hauteur complètent cette distribution, dirigée de main de maître par la baguette, à la fois souple et mordante, de Myung-Whun Chung. On regrette simplement une tendance à l’emphase dans le volume orchestral et le contraste des couleurs, ce qui n’enlève rien à la fluidité narrative, ni à la tenue des ensembles.
PAOLO PIRO