Felsenreitschule, 6 août
Au paradoxe d’associer deux œuvres aussi dissemblables s’ajoute celui d’avoir placé l’action intimiste du Château de Barbe-Bleue sur l’immense scène du Manège des rochers (Felsenreitschule). Romeo Castellucci a résolument ignoré ses rangées de galeries, toujours masquées par de grands voiles noirs, mais pour jouer pourtant pleinement du vaste espace.
L’unique opéra de Bartok démarre dans le noir total, traversé par le plaintif vagissement d’un nouveau-né – un ajout au livret de l’opéra, suggérant une faute originelle. Aucun élément de décor, sinon un lit à sommier métallique. Mais sur le fond toujours noir – du noir originel du subconscient à celui de la « Femme de la Nuit » à laquelle Judith se verra finalement assimilée –, quelques rampes de feux qui s’allument progressivement et se reflètent sur le luisant du sol, puis dans l’eau, au moment de l’évocation de la « chambre des larmes ».
Vision minimaliste et purement abstraite, donc, aux antipodes du réalisme poussé ou du fantastique qu’on a vus souvent dans l’œuvre. À côté de ces flammes, seulement le jeu des acteurs, entraînés dans un étrange ballet par la chorégraphie très sophistiquée de Cindy Van Acker, collaboratrice habituelle de Romeo Castellucci, qui fait s’enlacer lentement les corps et multiplie les contorsions douloureuses de Judith.
À la fois torturée et féline, celle-ci procède à un audacieux déshabillage au sol et sur le lit, dans la pose éloquente des hystériques décrites par Charcot, tandis qu’au fond, côté cour, une miniature copulation de marionnettes évoque ainsi clairement la purgation des passions fantasmatiques de l’héroïne.
Après son Elektra de 2020, Ausrine Stundyte stupéfie, une nouvelle fois, par la puissance de son incarnation de Judith, moins cette fois par le bleu clair intense des yeux que par la souplesse du corps désarticulé dans les plus étranges positions, sans jamais qu’en souffre le déploiement de la voix.
Barbe-Bleue plus monolithique, Mika Kares lui donne le contrepoint serein et généreux de sa basse somptueuse, tandis que Teodor Currentzis fait magnifiquement sonner le Gustav Mahler Jugendorchester, dont les terrifiants fortissimi sont une autre justification du choix de la grande salle et de sa vaste fosse.
Le rare et problématique « opéra-oratorio » De temporum fine comoedia de Carl Orff (1895-1982), dans la judicieuse programmation qui fait régulièrement revisiter les créations majeures de Salzbourg (en 1973 pour celle-ci, donnée cet été dans l’ultime révision de 1981), se déroule comme un long et complexe rituel, où Romeo Castellucci se retrouve sur son terrain d’excellence.
Dans la première des trois Vigilia, le chœur des neuf Sibylles aligne processions et groupements d’attitudes savantes, « primitivistes », à la façon du Sacre du printemps de 1913 ou des chorégraphies inspirées, à la même époque, par Émile Jaques-Dalcroze, tandis que la seconde compose, pour la réunion des Anachorètes, des groupes de moines encapuchonnés particulièrement inquiétants, qui doivent beaucoup à Goya (dont le Tres de mayo est d’ailleurs un moment évoqué).
Le Dies illa de la troisième partie, la plus puissante, qui joue pleinement des impressionnantes forces réunies, achève de convaincre, qui s’ouvre par une très saisissante résurrection des Morts, directement inspirée des œuvres peintes fameuses sur ce sujet. Avant les groupements, magistralement organisés, d’une centaine de choristes, jusqu’au lent dénouement de l’action, laissant Lucifer rédimé sur le plateau, en d’infinis repliements eux aussi chorégraphiés, en compagnie de Judith et de Barbe-Bleue pour leur ultime libération, accompagnée alors de l’évanouissement progressif du son des quatre seuls altos.
Difficile, sans doute, de rendre mieux justice à cette œuvre, qu’on peut discuter, mais qui résume et condense, en l’ultime effort du compositeur, cette pensée singulière associant le christianisme revu par le théologien Origène et la philosophie grecque.
Comme dans le bel enregistrement d’Herbert von Karajan (Deutsche Grammophon, 1973), difficile aussi de faire musicalement mieux. Pour les très délicats ensembles (notamment avec la première des neuf Sibylles, Nadezhda Pavlova, aux aigus d’une vaillance inlassable), la réunion, d’une parfaite homogénéité, du MusicAeterna Choir, dirigé par Vitly Polonsky (qui donne aussi les excellents solistes masculins), du Bachchor Salzburg de Benjamin Hartmann, et du Salzburger Festspiele und Theater Kinderchor, dirigé par Wolfgang Götz, Helena Rasker assurant au mieux la courte partie de contralto, enregistrée par Christa Ludwig, en 1973.
Encore une soirée d’exception, elle aussi triomphalement accueillie par la salle, et qui fera date, malgré un accueil critique mitigé.
FRANÇOIS LEHEL