Staatsoper Unter den Linden, 22 février
Les astres étaient alignés, comme rarement depuis que les saisons lyriques ont repris un cours plus ou moins normal, pour cette nouvelle production de L’Affaire Makropoulos. Parce qu’il n’est pas considéré comme un chef d’opéra, malgré une activité régulière, parfois même intense, en ce domaine, chaque apparition de Simon Rattle dans la fosse fait figure d’événement. Tout particulièrement lorsqu’il revient à l’un de ses compositeurs de prédilection, Janacek constituant, avec Wagner, la base de son répertoire dramatique.
Face à cette partition complexe, souvent âpre, le maestro britannique réalise, à bien des égards, la quadrature du cercle, en conjuguant en quelque sorte les contraires. Ainsi, la densité, la profondeur des sonorités de l’orchestre (Staatskapelle Berlin) n’entravent pas l’extrême clarté des lignes, la mise en lumière des timbres individuels. La vivacité, l’urgence même de la pulsation, qui confèrent à l’action une intensité cinématographique, n’empêchent jamais la battue de respirer, et de prendre une forme de hauteur introspective. Inscrit dans une fulgurante continuité, chaque instant est, en somme, frappé du sceau de l’évidence.
La lecture de Claus Guth – qui a pu, ailleurs et trop souvent, s’égarer, en faisant primer une abstraction symbolique, voire hermétique, sur cette impression de vérité que la précision de sa direction d’acteurs sait créer dans ses spectacles les plus aboutis – se situe au même niveau d’excellence. Deux atmosphères alternent, ou coexistent, dans la scénographie d’Etienne Pluss.
D’abord, celle, énigmatique, immaculée, d’une loge, espace mental hors du temps et de l’espace, où Elina Makropoulos se ressource, change de costume, et donc de peau et d’identité, comme prisonnière de cette solitude extrême, à laquelle seules des projections d’elle-même la soustraient encore : l’enfant qu’elle était, au début du XVIIe siècle, tout droit sortie d’un tableau de Vélasquez, avant que la mégalomanie d’un souverain en quête d’éternité ne la condamne à vivre au-delà du supportable ; et la vieille femme qu’elle ne veut pas devenir, figée qu’elle demeure, depuis trois cents ans, dans la captivante beauté de la fleur de l’âge.
Puis, celle, aussi fidèle que possible au contexte originel du livret, des lieux successifs où, à la stupéfaction des parties en présence, se dénoue, de façon irrationnelle, l’inextricable « affaire ». Lieux réalistes, mais en apparence seulement, car, si le décor évolue – pour figurer l’étude du Dr. Kolenaty, l’entrée des artistes, envahie par les admirateurs de la diva, à l’issue d’une représentation de Madama Butterfly, et enfin le couloir de l’hôtel, où Emilia Marty passe sa dernière nuit –, l’architecture ne varie pas. Pour traduire l’enfermement de la protagoniste dans cette vie qui n’en finit pas, et ne vaut plus la peine, vraiment, d’être prolongée ?
Renonçant à toute démonstration autocentrée, privant le théâtre de rythme et de sentiment, Claus Guth renoue avec l’esprit de la pièce éponyme de Karel Capek, reprise à l’identique par Janacek, moyennant quelques coupures significatives. Ce mélange étonnant et détonant, donc, de théâtre de boulevard, de thriller fantastique avant l’heure, et d’absurde, est marqué par la présence de danseurs – cohorte, tour à tour, de clercs, prétendants, femmes de chambre et grooms, marchant sur les murs, au plafond, ou curieusement enchevêtrés dans un ascenseur. Vu à travers ce mouvement perpétuel, le terrible isolement de l’héroïne n’en est que plus saisissant.
Surtout lorsqu’il est transcendé par une interprète aussi fascinante que Marlis Petersen. La Salome de Richard Strauss, certes abordée dans des circonstances favorables, n’a pas, comme nous avions pu le craindre, détérioré cette voix instrumentale, et d’essence légère, dont la ductilité, la pureté un peu glacée collent absolument au personnage, avant que la carapace ne se fissure, et laisse couler, non pas des larmes – la source en est sans doute tarie –, mais bel et bien l’âme meurtrie et desséchée d’une victime de la folie des hommes.
Ceux-là sont, ainsi que le dénonce l’ouvrage, et toutes générations confondues, exemplaires de cupidité et de veulerie. À commencer par Bo Skovhus, idéal en Jaroslav Prus vieux beau, au baryton émacié, mais aussi le ténor Ludovit Ludha, Albert Gregor claironnant mais velléitaire. Autour d’eux, et jusque dans la moindre silhouette, un ensemble soudé parachève cette Affaire Makropoulos à marquer d’une pierre blanche.
MEHDI MAHDAVI