Opéra National de Lorraine, 6 mars
On est presque dépaysé, aujourd’hui, d’assister à un spectacle qui se contente, avec modestie, de mettre en scène une œuvre du répertoire sans la munir d’une grille de lecture ou d’un quelconque concept, sans abandonner les chanteurs-acteurs à eux-mêmes une fois ledit concept exposé, et surtout sans avoir recours à la vidéo. Ainsi la production d’Eugène Onéguine signée Julien Chavaz, coproduite avec le Théâtre de Magdebourg et reprise à Nancy par Alixe Durand Saint Guillain, ne cherche-t-elle qu’à nous faire vivre l’action. Le décor des deux premiers actes représente un jardin, avec une véranda légèrement surélevée (côté jardin !), quelques pelouses et rochers pour animer le tout : nous sommes bien à la campagne. Légèrement modifié, ce décor prendra l’allure d’un court de tennis, au deuxième acte, afin de donner des repères aux pas des danseurs lors du bal donné pour Tatiana. Seul ajout du metteur en scène : un jardinier, personnage muet joué par Steven Beard, qui apparaît jusqu’à la fin de l’ouvrage avec râteau, brouette et pots de fleurs, et représente, comme on voudra, le destin ou l’inconscient des personnages. C’est lui qui écrit la lettre de Tatiana, lui également qui pointera plus tard le pistolet d’Onéguine en direction de Lenski. Le dernier acte est plus abstrait et se situe devant un rideau semi-circulaire qui délimite l’espace : les personnages sont cette fois en costumes de ville, mais il n’est pas là question de somptueux salon ni d’uniformes chamarrés.
À cette scénographie sans complication répond une direction d’acteurs assez tenue, qui ne prétend pas réinventer les personnages. Olga danse et bondit, Tatiana est assez statique, mais exprime physiquement ses passions dès qu’elle se retrouve seule, Onéguine marche d’un pas désinvolte, sauf au dernier acte où il semble tout à coup pris de folie amoureuse. Il faut saluer la manière dont Jacques Imbrailo, avec une belle présence scénique, incarne jusqu’à la détresse la métamorphose du personnage. La mise en scène aide les chanteurs en leur permettant habilement de s’exprimer à l’avant-scène, bonheur augmenté par l’acoustique et les proportions du théâtre. Enkeleda Kamani, après sa prise de rôle dans Violetta en 2023, chante à Nancy sa première Tatiana. Nous sommes loin des grandes voix qui accordent trop de maturité au personnage : Tatiana est ici une jeune fille ardente et timide, à la voix délicate, lumineuse quand il le faut, qui fait de la scène de la lettre un moment de lyrisme et non pas une démonstration. Le contraste est parfait avec l’Olga corsée d’Héloïse Mas et avec les voix assises et sombres de Julie Pasturaud (Madame Larina) et de Sophie Pondjiclis (Filipievna).
On a cité le jeu tout à coup emporté de Jacques Imbrailo : vocalement, le changement est également total, de l’élégant détachement des deux premiers actes à la chaleur désespérée du troisième. Le Lenski de Robert Lewis est plus uniforme : on sourit lorsqu’il fait une caricature volontaire du poète au premier acte, mais il aurait tendance à continuer à jouer un peu trop au ténor fier de ses aigus dans l’air qui précède le duel. La distribution ne comporte aucun chanteur russe, mais la prononciation de chacun des interprètes semble on ne peut plus correcte, Adrien Mathonat donnant à l’air du Prince Grémine la majesté qui convient. Quant au Monsieur Triquet de François Piolino, avec son costume Belle Époque, on le croirait échappé d’un roman de Proust.
Le chœur, préparé par Guillaume Fauchère, fait preuve de cohésion et d’enthousiasme, la mise en scène n’exigeant pas qu’il se lance dans des danses trop élaborées, polonaises ou autre. L’orchestre est aussi dans cette réussite : Marta Gardolińska, directrice musicale de l’Opéra National de Lorraine, sait redonner à l’opéra de Tchaïkovski sa texture d’opéra de chambre. Le soyeux des cordes, l’éloquence du hautbois dans la scène de la lettre et l’équilibre toujours maintenu avec le plateau sont des atouts dont elle sait se servir.
CHRISTIAN WASSELIN