La Monnaie, 21 & 23 mars
Olivier Fredj a imaginé une « reformulation dramaturgique complète » de la « trilogie des reines Tudor » de Donizetti. Bastarda, en effet, se donne pour ambition de raconter la vie d’Élisabeth Ière (1533-1603), fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn, à travers une sélection substantielle d’extraits d’Anna Bolena (1830), Maria Stuarda (1834-1835) et Roberto Devereux (1837), mais aussi d’Elisabetta al castello di Kenilworth (1829).
L’ensemble est ordonné autour d’un fil narratif chronologique ; des personnages secondaires sont supprimés ou s’échangent des répliques, et certains passages peuvent revenir plusieurs fois. Ainsi de l’Ouverture de Roberto Devereux, du fameux « Vil bastarda » de Maria Stuarda – qui termine la première soirée, avant d’être repris au début de la deuxième –, voire du nostalgique « Al dolce guidami » d’Anna Bolena, que la malheureuse souveraine revient plusieurs fois chanter, comme une berceuse, à sa fille devenue adulte.
Olivier Fredj a collationné ou écrit lui-même des textes de liaison en anglais, et Francesco Lanzillotta a composé des transitions musicales pour relier le tout. Avec, à l’arrivée, deux soirées connexes mais proposées de façon autonome qui, plus qu’un opéra, se présentent comme un spectacle théâtral complet, unissant instruments, chant, récitation et danse.
La réussite du projet tient, d’abord, à sa parfaite cohérence et à son extrême intelligence. On tient ici, au prix de longues parties non musicales, au début de chaque soirée (chaque épisode commence par un rappel historique), un véritable biopic lyrique. Olivier Fredj insiste, à raison, sur la répétition des triangles amoureux qui marquent la vie d’Elisabetta, depuis son enfance jusqu’à son affection tardive pour le jeune Roberto Devereux, en passant par sa rivalité avec Amelia Robsart, puis avec Maria Stuarda, pour le cœur de Leicester.
L’intégration de la déclamation anglaise dans le chant italien est réussie, et l’idée de transformer trois personnages secondaires – Smeton (Anna Bolena), Nottingham (Roberto Devereux) et Cecil (Maria Stuarda) – en narrateurs allégoriques, fonctionne. Donizetti n’est ni trahi, ni même instrumentalisé, et ses quatre opéras gagnent un éclairage nouveau à être remis en perspective sur le plan historique.
Olivier Fredj règle une mise en scène classique, mais jamais poussiéreuse, dans les très beaux costumes de Petra Reinhardt et avec les décors simples mais modulables d’Urs Schönebaum, de grands parallélépipèdes mobiles qui découpent subtilement l’espace et servent, en même temps, de support aux projections vidéo de Sarah Derendinger. Il y a du grand spectacle (l’exécution de Maria Stuarda, notamment), et même une légère touche d’humour, dans les chorégraphies décalées et oniriques d’Avshalom Pollak.
Outre ses talents d’artisan couturier, capable de relier, avec finesse et discrétion, les différents extraits musicaux, Francesco Lanzillotta impressionne par sa direction attentive, fluide et énergique. L’ensemble du plateau vocal mérite, également, d’être salué, pour sa capacité à relever les exigences techniques de rôles exposés, dans un contexte théâtral complètement différent de l’ordinaire.
Au sommet, on mettra l’éblouissante prestation de Raffaella Lupinacci, en Giovanna Seymour, puis Sara, et l’extraordinaire Amelia Robsart de Valentina Mastrangelo. Toutes deux allient justesse de l’intonation et projection. Juste derrière, on manque de superlatifs pour décrire la bouleversante Anna Bolena de Salome Jicia et l’Elisabetta de Francesca Sassu. Remplaçant au pied levé Myrto Papatanasiu, la soprano italienne impressionne par la puissance de ses aigus, même si le médium reste effacé.
Éloges, aussi, pour les séduisants Leicester et Roberto Devereux des ténors Enea Scala et Sergey Romanovsky, et pour la Maria Stuarda très digne de la soprano néerlandaise Lenneke Ruiten, même si la voix n’a plus l’éclat qu’on lui a connu. Enfin, Luca Tittoto est bien présent en Enrico VIII.
Dans les seconds rôles, on saluera les prestations du baryton italien Bruno Taddia et du ténor irlandais Gavan Ring, beaucoup moins celle du contre-ténor australien David Hansen. S’il ne manque pas de présence, quand il joue la Philosophie ou l’Émotion, ses aigus sont laborieux dans l’air de Smeton (« È sgombro il loco »), écrit pour une mezzo en travesti.
Coup de chapeau, enfin, à Nehir Hasret – en alternance avec Hadley Dean Randerson –, comédienne de 12 ans, d’une présence hallucinante dans le très substantiel rôle parlé d’Elisabetta enfant, qui interagit avec l’Elisabetta chanteuse et avec les narrateurs.
NICOLAS BLANMONT