Grand Théâtre, 6 février
C’est un monstre de métal, une tour dantesque, une machine infernale que le metteur en scène et décorateur Ulrich Rasche a conçue, en 2019, à Munich, pour l’Elektra de Hugo von Hofmannsthal, puis revue et augmentée pour l’opéra de Richard Strauss, à Genève. Et d’autant plus saisissante, dans sa spectaculaire beauté, que les éclairages de Michael Bauer jouent des perforations de la tôle qui la recouvre, pour la rendre tantôt opaque, tantôt transparente. Mais la fin justifie-t-elle les moyens quand ceux-ci deviennent, justement, une fin en soi ?
Un tel dispositif pouvant servir, sinon indifféremment, du moins sans grandes distorsions dramaturgiques, à une bonne moitié du répertoire lyrique – Nibelheim, Walhalla et rocher de Brünnhilde dans la Tétralogie, manufacture de tabac autant qu’arène pour Carmen, ou encore citerne de Salome –, son mérite n’est pas mince d’attiser ainsi l’imagination du spectateur, à moins qu’il ne détourne son attention. Mais ne nous piquons pas, sous couvert de sarcasme, de donner à nos chers directeurs des idées qu’ils pourraient prendre au sérieux, surtout à une époque où l’écoresponsabilité, et partant le recyclage, sont en passe de devenir des préoccupations majeures des maisons d’opéra.
Car le plus regrettable, dans le cas présent, est que le piège censé se refermer sur les Atrides, en forçant l’ensemble de la distribution – que le noir généralisé des costumes loge à la même enseigne – à lutter perpétuellement contre la rotation, en sens inverse, des plates-formes que tous arpentent à une cadence immuable, interdit toute interaction entre les protagonistes, dans des confrontations pourtant sous haute tension.
Toute incarnation – que l’expressionnisme de l’écriture pousse, en principe, au paroxysme – devient impossible, dès lors que l’exploit athlétique, avec longe et harnais, s’ajoute aux redoutables exigences de la partition, qualifiée par le chef d’orchestre lui-même de « sorte d’acte de haute performance ».
Dans des conditions moins confortables qu’à Bordeaux, en 2018, Ingela Brimberg passe, une nouvelle fois, l’épreuve du rôle-titre haut la main. Si le vibrato met un peu plus de temps, peut-être, à se stabiliser, la soprano suédoise, exacte contemporaine de ses compatriotes Nina Stemme et Iréne Theorin, révèle, mieux, se distingue par des réserves de lyrisme, de lumière et de douceur assez inespérées.
Son étonnante gémellité d’émission, de timbre même, avec Sara Jakubiak, relègue Chrysothemis, qui s’épanouit habituellement dans le contraste – diamant contre lave, irradiante fluidité versus ténèbres éruptives –, dans l’ombre de sa sœur.
Cette parenté vaut aussi, bien que l’assise soit plus grave, et la couleur plus sombre, pour la Klytämnestra de Tanja Ariane Baumgartner qui, privée de maquillage, de rictus hagards et autres cascades de breloques, tend à perdre une partie de son venin. Quant à ces messieurs – Karoly Szemeredy, granitique Orest, et Michael Laurenz, Aegisth mordant –, ils sont adéquats, à l’instar de la nombreuse domesticité.
Depuis le milieu du parterre – l’acoustique très inégale du Grand Théâtre ne permettant pas d’être catégorique –, l’équilibre est à ce point favorable aux voix que l’énergie bouillonnante, et de l’Orchestre de la Suisse Romande, et de la direction de Jonathan Nott, qui tisse une toile d’une précision arachnéenne, sans retenir la puissance sismique des déflagrations, semble mise en sourdine.
Là n’est pas la moindre frustration de cette Elektra, dont l’ambition visuelle démesurée s’érige en obstacle à la valeur musicale.
MEHDI MAHDAVI