Teatro Real, 27 février
Dernier volet de la Tétralogie du Teatro Real de Madrid, étalée sur quatre saisons. Ayant déjà salué, à propos de Siegfried, en 2021 (voir O. M. n° 172 p. 50 de mai), les mérites de la production de Robert Carsen, louée à l’Opéra de Cologne (Oper Köln), nous n’y reviendrons pas, sinon pour insister sur trois points qui nous ont plus particulièrement frappé dans Götterdämmerung.
D’abord, la capacité du spectacle à supporter le passage des ans, reposant pour partie sur son refus des modes, qui lui permet de parler aux spectateurs de toutes les époques. Quand le cycle a vu le jour, entre 2000 et 2003, la transposition des intrigues dans l’Allemagne nazie était très en vogue. Ici, le palais de Gunther ressemble certes à la nouvelle chancellerie du Reich, par ses proportions démesurées, mais aussi par la dominante grise de ses murs et tapis. Mais point de croix gammées, ni d’uniformes SS.
Si la référence au national-socialisme est présente, il pourrait s’agir de n’importe quelle dictature agressive, dans n’importe quelle partie du monde, en 2022 comme en 1938 ou en 2000 – au point que le choix de l’équipe artistique d’envelopper le cadavre de Siegfried dans le drapeau ukrainien, en cette soirée du 27 février, semble couler de source.
On est, ensuite, sensible à la finesse de la direction d’acteurs, notamment dans le traitement d’un Hagen manipulateur diabolique et, en même temps, esclave des volontés de son père. On est, enfin, captivé par la manière dont Robert Carsen met en scène la partie centrale du II (de l’entrée des séides de Gunther au départ de Siegfried et Gutrune). Il y déploie un tel faste, un tel sens du spectaculaire, que l’on s’interroge : Wagner s’est-il jamais totalement affranchi de l’héritage du « grand opéra » ?
En 2021, Andreas Schager dominait la distribution de la Deuxième Journée. La Troisième confirme qu’il est bien le meilleur Siegfried des cinquante dernières années, par son éclat et sa vaillance dans les passages héroïques, comme par sa manière de plier son émission aux plus subtiles nuances dans son dernier adieu à Brünnhilde, qui tire les larmes.
Cette fois, pourtant, il a un concurrent de poids en la personne de Stephen Milling. On a connu des Hagen lançant leur « Appel » avec autant, voire plus, de puissance. Peu d’entre eux, en revanche, ont apporté autant de beauté de timbre et d’émotion au monologue du I, après le départ de Siegfried et Gunther, comme au douloureux dialogue avec Alberich, au début du II.
Le reste du plateau n’évolue pas sur les mêmes cimes, à l’exception des chœurs maison, comme toujours exceptionnels. Côté masculin, Lauri Vasar et Martin Winkler sont de bons professionnels, qui remplissent dignement leur tâche en Gunther et Alberich, sans pour autant marquer les mémoires. Côté féminin, on aime beaucoup les Filles du Rhin, parfaitement assorties, et l’on préfère la Gutrune très présente et engagée d’Amanda Majeski à la Waltraute d’une Michaela Schuster mal à l’aise dans cette tessiture, aux graves creux et aux aigus criés.
Reste le « cas » Ricarda Merbeth. Nettement plus à l’aise, comme prévu, dans la Brünnhilde de Götterdämmerung que dans celle de Siegfried, la soprano allemande force le respect par son endurance et l’intensité de son incarnation, sans que l’on oublie ses limites : vibrato insuffisamment contrôlé, déficit de projection du médium et du grave par rapport à l’aigu, intonation plus d’une fois incertaine.
À la tête d’un Orquesta Titular del Teatro Real évoluant au niveau des meilleurs orchestres de fosse européens et américains, Pablo Heras-Casado impressionne encore davantage que dans Siegfried. Après un Prologue en sourdine, qui surprend puis convainc, son sens de la tragédie empoigne l’auditeur pour ne plus lui laisser de répit. Le III atteint carrément au sublime, avec d’ineffables transparences dans la « Mort » de Siegfried, une électrisante « Marche funèbre » et une scène finale d’un lyrisme et d’une ivresse sonore qui laissent pantois.
Kirill Petrenko excepté, personne ne dirige Wagner aussi bien aujourd’hui. Il serait temps que Bayreuth s’en aperçoive !
RICHARD MARTET