Opéras Don Giovanni interroge à Glyndebourne
Opéras

Don Giovanni interroge à Glyndebourne

11/07/2023
© Glyndebourne Productions Ltd/Monika Rittershaus

Opera House, 14 juin

« No ordinary opera » (« De l’opéra hors de l’ordinaire »). Le slogan arboré par Glyndebourne, telle une devise, ne ment pas : l’atmosphère du lieu, sa singularité jamais trahie, malgré le développement inéluctable des infrastructures de ce théâtre lyrique, comme égaré au beau milieu de la campagne du Sussex, sont, chaque année, propices aux miracles artistiques. L’ordinaire n’en survient pas moins, quelquefois.

Dans cette nouvelle production de Don Giovanni, ce qualificatif s’applique d’abord au chant. Ainsi des « donne », sopranos gorgées d’harmoniques, assez interchangeables, en vérité, et au vibrato marqué, brossant les portraits génériques d’une Donna Elvira – l’Arménienne Ruzan Mantashyan – que ses élans poussent, dans « Mi tradi », jusqu’à la stridence, et d’une Donna Anna – la Russe Venera Gimadieva – à la vocalise laborieuse et/ou désordonnée, sans que la personnalité, ni de l’une, ni de l’autre, ne compense ces défauts purement techniques.

L’Ukrainien Oleksiy Palchykov rompt manifestement avec la tradition des Don Ottavio falots et maniérés – il n’est cependant pas le premier. Ce qui n’empêche pas une tendance à la nasalité. Surtout, à force de prendre, dans ses deux airs, la pose du ténor en concert, la démonstration vocale, valeureuse assurément, freine, voire fige, l’élan de la musique.

Les Commandeurs coulés dans le granit achoppent, généralement, sur le haut de la tessiture. C’est, avec le Polonais Jerzy Butryn, l’inverse qui se produit, le grave manquant d’assise, ce qui retire au personnage une part de son aura d’outre-tombe. L’aura, le Moldave Andrey Zhilikhovsky n’en a guère davantage dans le rôle-titre, assez épais d’abord, et d’une raideur d’émission affectant sa projection, qui paraît d’autant plus inégale que celle de son valet ne souffre d’aucune fluctuation.

S’il se présente comme baryton, le Russe Mikhail Timoshenko donne bel et bien à entendre la tessiture, et la vraie couleur de basse – jeune et terrienne, plutôt que profonde –, de Leporello : alerte, volubile, pleutre quand il le faut, et supérieurement attachant. Distinguons, encore, le Britannique Michael Mofidian, Masetto moins uniformément bourru qu’à l’accoutumée, et la Norvégienne Victoria Randem, plus qu’une promesse déjà – même si elle doit veiller à affiner le trait, qu’un excès d’enthousiasme peut rendre flou – en Zerlina, à la couleur si naturellement enjôleuse.

C’est toutefois de la fosse qu’émanent les timbres les plus chatoyants, l’Orchestra of the Age of Enlightenment confirmant qu’il est aux ensembles sur instruments d’époque ce que le London Symphony Orchestra est aux formations modernes : simplement époustouflant de perfection, de réactivité dans l’articulation et le phrasé, de transparence et de consistance. Qu’Evan Rogister le mène tambour battant, accentuant les contrastes de façon assez systématique, n’y change, en somme, pas grand-chose, alors même que le geste nerveux et aiguisé du chef germano-américain peine à faire saillir l’architecture d’ensemble du drame.

Mais, sans doute, la mise en scène n’est-elle pas étrangère à la persistance de cette sensation. Dans le programme de salle, Mariame Clément confesse qu’elle a longtemps été terrifiée à l’idée de monter un ouvrage « aussi surchargé d’images, de souvenirs et d’attentes ». En déboulonnant d’emblée la statue de Don Giovanni – l’homme à abattre de notre époque #MeToo, séducteur, abuseur, violeur impénitent, incarnation de l’ordre ancien, désigné aujourd’hui par le terme « patriarcat », comme l’était avant lui le Commandeur –, fait-elle pour autant table rase ?

Sur trois niveaux en amphithéâtre, le décor de Julia Hansen démultiplie les portes des chambres d’un hôtel, où deux soirées distinctes battent simultanément leur plein. À l’acte II, il révèle, pour ainsi dire réduit à sa carcasse, une rangée de palmiers – référence à la Séville du livret, et à ses arènes ?

Dans cet espace à la fois concret et abstrait, la dramaturgie et le théâtre semblent se chercher une cohérence, sans qu’une suite d’intuitions souvent intéressantes, mieux, justes, ne se lient avec cette pertinence qui est la marque de fabrique de la réalisatrice française. Elle réussit, certes, à rendre crédibles des situations qui ne le sont jamais, bien que la direction d’acteurs n’échappe pas, à d’autres moments, à une forme de convention.

La chute fatale du Commandeur dans l’escalier, sans qu’il soit possible d’affirmer, bien que les deux hommes en soient venus aux mains, que Don Giovanni l’a poussé, n’en est pas moins troublante. De même qu’est saisissant, jusqu’au malaise, l’effet produit, pendant l’air « du catalogue », par le brusque basculement de la totalité des tableaux accrochés entre les portes, dont l’envers dévoile des poitrines féminines, de toutes tailles et toutes formes.

Cheveux noirs, lunettes noires, chemise et pantalon noirs, chaussures noires, le protagoniste traîne, observateur plus qu’acteur, une sorte de présence-absence, anti-modèle qu’il convient de rejeter, mais qui fascine encore – ainsi que Mariame Clément le montre, à la fin du I, lorsque tous les hommes se liguent soudain, et inexplicablement, comme sous l’effet d’un charme, contre les femmes.

Si le spectacle ne parvient finalement pas à convaincre sur la durée, moins sombre que triste à l’œil, d’une tension discontinue, et ne résolvant pas mieux que d’autres l’irruption du surnaturel, il interroge, ce qui, s’agissant de Don Giovanni – l’œuvre et le mythe –, est loin d’être négligeable.

Mehdi Mahdavi


© Glyndebourne Productions Ltd/Monika Rittershaus

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