Nationaltheater, 27 juin
Les relectures dont David Hermann et son décorateur Jo Schramm sont coutumiers fonctionnent parfois (Das Rheingold à Karlsruhe, ou encore Die Frau ohne Schatten à Stuttgart, sous l’emprise des Aliens), et parfois échouent (le Così fan tutte de l’Opéra du Rhin, petites et grandes misères de deux couples, étalées sur les cinquante premières années du siècle dernier). Or ce Don Giovanni d’ouverture du Festival de Munich, lequel fête ses cent cinquante années d’existence, appartient malheureusement à la seconde catégorie, celle des distorsions difficiles à valider.
Au lieu d’un Don Giovanni, on assiste en fait ici aux « Frasques de Proserpine ». Effectivement citée, avec Pluton, à la fin du livret de Da Ponte, cette déesse romaine s’offre ici un rôle prépondérant. Lasse des Enfers, elle prend possession du corps du libertin, pour mieux se divertir au cours de ses six mois de vacances terrestres, conformément au statut mythologique qui l’y autorise.
Pantomime explicative pendant l’Ouverture. D’abord Pluton et Proserpine aux Enfers, en froid (la musique concorde), puis changement de décor à vue pour un appartement moderne, où Donna Anna et Don Giovanni font monter la température sur un grand lit (la musique concorde toujours). Anna s’éclipse dans la salle de bains, tandis que Don Giovanni patiente, moment exploité par Proserpine pour prendre possession de son corps. Quand Anna revient, quelque chose a changé, frustration qui déclenche une crise. Pas besoin de trucider le Commandeur, un souffle infernal suffit, et ainsi de suite… Une lecture où Don Giovanni n’agit plus du tout, Proserpine prenant les commandes sous son apparence, pour saboter la noce de Zerlina, flirter au gré de ses pulsions et festoyer jusqu’au banquet final où Pluton, sous l’apparence du Commandeur, finit par ramener aux Enfers ce Don Giovanni qui n’en est plus un.
Jo Schramm cadre le tout dans un élégant dispositif moderne. Au I, un open space administratif où Zerlina et Masetto viennent pour se marier, Donna Elvira pour y déposer sa demande de divorce, et Leporello déroule, en guise de catalogue, le rouleau des numéros qui servent à prendre son tour dans la file d’attente. Encore de l’administratif au II, avec un tribunal pour juger Leporello après le Sextuor, et un Ottavio procureur, tellement rasoir, au cours de sa longue aria « Il mio tesoro », que tout le monde le plante là au fur et à mesure. On ramène le Commandeur sur sa civière pour le cimetière, avec cette fois un Pluton caché, qui anime le cadavre comme une marionnette. Un Commandeur qui réapparaît debout pendant la scène finale, drapé dans une chemise d’hôpital, de couleur rouge, comme tout ce qui vient ici des Enfers… L’intérêt de ces contorsions ? Ténu, sinon d’assurer à la soirée un déroulement fluide.
Musicalement, la production s’en tient à la version de Prague, mais réintroduit le « Mi tradì » d’Elvira, et aussi, dans la « Scena ultima », une large coupure pratiquée par Mozart pour les représentations de Vienne – cet épilogue y aurait été en fait joué, mais dans cette version raccourcie, en tout cas le débat musicologique reste ouvert. Une rare occasion de découvrir ici dix mesures de raccord jamais entendues, ce qui, évidemment, surprend, de même qu’interpellent de nombreux intermèdes, exécutés par un continuo de pianoforte et violoncelle. Pour certains, d’authentiques fragments mozartiens recyclés, mais, pour d’autres, des pastiches écrits par le chef lui-même. Un Vladimir Jurowski qui s’autorise donc beaucoup de libertés baroques, alors même que toute sa direction reste d’une belle ampleur romantique, en particulier une grandiose scène finale du II.
Distribution intéressante, où seul le Don Giovanni de Konstantin Krimmel manque de prestance, et l’Elvira de Samantha Hankey de précision et d’aisance. Vera Lotte Boecker chante une superbe Donna Anna, même quand le chef, dans « Non mi dir », la met en difficulté, Kyle Ketelsen incarne un Leporello de référence, vocalement beaucoup plus sûr, voire magistral, que son patron du moment. Commandeur sépulcral de Christof Fischesser, jolie Zerlina d’Avery Amereau, aux moyens conséquents, Masetto correct de Michael Mofidian, et Ottavio flexible de Giovanni Sala, auquel la mise en scène ne confère aucune consistance.
Succès poli, sans plus, à l’issue de cette soirée de première très chic, comme si cette curieuse histoire de libertin privé de libre arbitre finissait par indifférer.
LAURENT BARTHEL